Jean Pierre Vernant

Jean Pierre Vernant

Alias « Colonel Berthier » chef de l’armée secrète du Sud Ouest.

Vidéo

Durée : 6:37

Une philosophie de la Résistance ?

Quand en juin 40, nous étions jeunes à cette époque, nous nous trouvions en présence de l’effondrement non seulement de l’armée française mais de la France, on avait l’impression qu’on était devant un état de fait, qui quel que soit ses opinions, son idéologie, son tempérament, s’impose comme une évidence, une nécessité, il n’y a rien à faire, on est battu, ils sont là.

Alors qu’est-ce qui se passe ? Et qu’est-ce qui se passe, je vais prendre un exemple qui pour moi est un peu la clé du problème que nous examinons. Je prends quelqu’un comme Germaine Tillon, une jeune femme, elle est une anthropologue qui a travaillé en Algérie, qui est rentrée en France, elle est certainement d’orientation chrétienne, et elle écoute le discours de Pétain et qu’est-ce qu’elle fait ? Elle vomit. Elle vomit tripes et boyaux. L’esprit est dans ses tripes.

Et moi, je suis un jeune officier qui n’est pas démobilisé, en uniforme, j’entends ça, je vomis pas : mais je pleure toutes les larmes de mon corps. C’est aussi mon corps qui réagit. Pourquoi ? Parce qu’à ce moment-là, en écoutant ça, je me dis, d’autres que moi n’ont rien à faire. Je ne peux pas digérer ça. Je ne peux pas accepter ce qui est l’évidence incontestable sur le plan des faits. Alors pourquoi l’esprit ? Je me rappelle avoir vu à ce moment-là un ami proche qui pensait comme moi, qui avait comme moi des idées, qui avait été communiste avant-guerre comme moi, qui avait rompu avec les communistes au moment du pacte, comme moi et qui me disait « mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, c’est comme ça, il faut voir comment ça peut s’arranger ». Et je lui ai répondu, je crois bien me souvenir « écoute, tu te sers trop de ta tête pour essayer de comprendre ».

Il faut réagir à des situations comme celle-là avec les tripes, avec le cœur. C’est insupportable. Et l’esprit est là au moment où devant les faits, devant la réalité, on dit NON, NON, NON.  Non quoi ? On ne sait pas encore, on ne sait pas encore ce qu’on va faire. Moi je commence à coller des papillons, des choses comme ça, on se débrouille, mais ce n’est pas ça qui est l’essentiel. Il y a un moment où contre l’évidence du réel, on dit « je ne peux pas l’accepter ». Je ne peux pas l’accepter parce que si c’est comme ça, la vie n’est plus vivable.

Parce que pour que la vie puisse être vécue, il faut qu’il y ait en elle quelque chose qui est supérieur à la vie quotidienne, supérieur à simplement ce que je constate historiquement. Il faut qu’elle ait un sens. Et la décision de combattre, je peux dire qu’elle est une forme de l’esprit parce qu’il y a toutes sortes de combats par derrière. Ce reflexe qu’elle a eu Germaine Tillon, que j’ai eu, que d’autres ont eu, que beaucoup n’ont pas eu, ils ont essayé et bien simplement de faire face, de se débrouiller avec l’événement en voyant comment on pouvait continuer à vivre, à manger etc. mais qui n’ont pas eu ce sentiment d’un irrémédiable qu’il ne fallait pas accepter, quel que soit les risques auxquels on ne pensait pas trop.

Ça pouvait être pour des raisons de retrouver ensuite dans la lutte des formes qui donnaient un esprit qui avait eu ces mêmes reflexes que moi, qui avait vomi ou pleurer ou piquer des crises de rage. Ça pouvait être simplement des gens qui avaient combattu autrefois au quartier Latin, des militants d’Action française qui avaient l’idée d’une France et d’une Allemagne éternellement adversaires qu’on ne pouvait pas supporter la défaite. Ça pouvait être des chrétiens pour qui le message évangélique était le seul qui pouvait donner un sens à leur propre existence et qui par conséquent refusaient. Ça pouvait être des gens comme moi qui n’avaient pas de haine contre les Allemands et n’ont jamais voulu en avoir pour les Allemands comme Allemands, ils ont toujours refusé de dire les Boches, il faut tuer tous les Boches, non sûrement pas, mais qui avaient la haine du nazisme.

Et quand je dis la haine du nazisme, après tout, il y avait aussi un esprit dans le nazisme. Les jeunes nazis qui en 45 au moment où tout est perdu continuent à se battre, ils ont eu une réaction de ce type. Quelle est la différence ? La différence, c’est que tous ces esprits auxquels j’ai fait allusion, ils ont eu ceci de commun que la Résistance a renforcé, alors par rapport à l’idéologie des nazis, cette idéologie, même si elle avait l’apparence d’une spiritualité, elle ne pouvait pas l’être parce qu’il lui manquait la liberté.

Être libre, ça veut dire aussi reconnaître que les autres sont libres. Être soi-même, ça veut dire aussi qu’on reconnaît que les autres sont eux-mêmes et qu’on est soi-même que par rapport aux autres et en fonction de ce que les autres ont de différent. C’est-à-dire que liberté et universalité, c’était ça qui faisait qu’on peut parler d’un esprit de la Résistance ou d’une Résistance de l’esprit.