Guéna Yves

Auteur de la fiche : Robert Belleret : Article paru dans l'édition du Monde daté du 08.05.2005

Yves Guéna


Né à Brest le 6 juillet 1922

Décédé à Paris le 3 mars 2016


« A Dachau, nous avons réalisé ce qu’était le nazisme que nous avions combattu »

 Par tempérament, Yves Guéna n’est guère porté au lyrisme. Pour évoquer sa guerre au sein du 1er Régiment de marche de spahis marocains (1er RMSM), intégré ensuite dans la légendaire 2e Division blindée (2e DB), l’ancien ministre et ancien président du Conseil constitutionnel, qui vient d’être nommé président de l’Institut du monde arabe (IMA), préfère la précision factuelle à l’émotion. Plus qu’une tranche de vie, son témoignage constitue donc une petite leçon d’histoire. Et de géographie, tant son aventure se révèle riche en pérégrinations, de l’Angleterre à l’Afrique noire, des sables de Libye aux neiges de la Bavière.

« J’étais en ce soir de 18 juin, résolu à quitter le pays avant qu’il fût occupé »

« J’arrivai à Brest alors que la ville, surprise de sentir soudain l’approche de l’ennemi, était survolée par quelques avions allemands, recevait ses premières bombes et entendait claquer les canons anti-aériens de la marine. Mon père restait à Brest. Je partis avec ma mère et mon jeune frère dans la petite maison au bord de la mer, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de la ville, où nous passions chaque année les vacances d’été. C’est là que j’appris la demande d’armistice ; il y avait déjà en raison des événements, quelques estivants dans cette station balnéaire ; la première réaction autour de moi fut, je m’en souviens bien, l’incrédulité et, sinon le désir de résister, du moins le refus de cette lamentable issue. Le lendemain 18 juin, dans la journée, nous sûmes que les Allemands avaient dépassé Rennes. A la nuit tombée, je fus averti que les troupes anglaises et françaises – pour celles-ci, il s’agissait du corps expéditionnaire récemment revenu de Norvège – s’embarquaient pour l’Angleterre – donc qu’on ne défendrait pas l’extrême pointe de la Bretagne – et aussi qu’un général venait de lancer à la radio de Londres un appel à poursuivre la lutte. (…) J’étais en ce soir de 18 juin, résolu à quitter le pays avant qu’il fût occupé. (…) Je sautai dans un remorqueur de la marine commandé par un vieil officier marinier bienveillant et nous appareillâmes pour Ouessant. C’était le 19 juin 1940. »

Le temps des certitudes, 1940-1969, Flammarion, 1982

Pour Yves Guéna, tout commence le 19 juin 1940, à la pointe de la Bretagne. Lycéen à Rennes, mais demeurant chez ses parents, près de Brest, l’adolescent est révolté par l’appel à l’armistice de Pétain et ne veut « surtout pas se laisser cueillir par les Allemands » . Sans pouvoir prévenir son père qui travaille à Brest, sous les bombes, mais avec l’assentiment de sa mère, qui trouve sa décision « absolument normale » , le jeune homme, qui n’a pas encore 18 ans, s’embarque depuis Le Conquet sur l’un des derniers bateaux pour l’île d’Ouessant. Là, un camarade lui apprend qu’un certain général a lancé un appel à la résistance depuis Londres. Ce sera sa destination.

C’est à bord d’un chalutier belge qu’il débarque à Portsmouth, le 20 juin au soir. Hébergés dans une école, les « fugitifs » se voient placer devant une alternative : soit s’engager dans les Forces françaises libres (FFL), soit être rapatriés au Maroc. « Nous étions quelques centaines, et aucun n’a opté pour la deuxième solution, se souvient-il : notre seule idée était de continuer la guerre. On nous a alors regroupés à l’Olympia Hall, dans les faubourgs de Londres, et c’est le jour de mes 18 ans, le 6 juillet, que le général de Gaulle ­ un parfait inconnu pour nous, mais dont la stature avait de quoi impressionner ­ est venu nous haranguer et nous annoncer que nous allions servir sur de nombreux théâtres d’opérations. » Le 14 juillet 1940, les recrues ont l’honneur de défiler, en civil, dans les rues de Londres, sous les acclamations.

Baptême du feu

Après une petite année d’entraînement, Yves Guéna est envoyé au Congo-Brazzaville, mais ce n’est que dans le courant de 1942 que les affaires sérieuses commencent lorsqu’il rejoint son unité, le 1er RMSM, au « Levant » (le Liban puis la Syrie)  pour un entraînement spécifique au désert. Il est alors un simple brigadier affecté à la tourelle de tir d’une automitrailleuse. Après avoir traversé l’Égypte, son unité de blindés légers descend vers la Libye.

Bien que totalement coupé de sa famille, le petit soldat dit n’avoir éprouvé jusque-là ni angoisse ni nostalgie. Pas plus qu’il ne ressentira la peur lors de son impressionnant baptême du feu, au cours de la bataille historique d’El-Alamein, menée contre les chars de l’Afrika Korps. « Quand on a décidé de s’engager pour une juste cause, on n’éprouve pas de difficulté à être courageux, on est porté par ce qui ressemble à de l’honneur », dit-il.

Malgré des conditions extrêmement difficiles, la guerre est presque devenue pour lui une routine lorsque les FFL poursuivent les Allemands à travers le désert libyen et reprennent le combat dans le Sud tunisien. « En Tunisie, les choses ne se sont pas bien passées avec l’armée d’Afrique du Nord, largement vichyste » , confie-t-il. Ressentis comme des « trublions » , les baroudeurs venus d’Orient ont pourtant la satisfaction de voir de petits groupes de l’armée du général Giraud se rallier à eux.

Le Débarquement

Suit une longue phase d’attente. « Renvoyés en Tripolitaine, nous y avons passé tout l’été avant de gagner le Maroc, en octobre 1943, pour nous y entraîner jusqu’en avril 1944 et, enfin, rejoindre l’Angleterre depuis Oran » , raconte-t-il. C’est à la tête d’un peloton de spahis que l’aspirant Guéna débarque, le 31 juillet 1944, sur une plage « nettoyée » de Normandie et commence à filer vers le Nord. Mais, le 11 août, lors d’un accrochage autour d’Alençon, Yves Guéna est atteint par une balle qui lui traverse la poitrine. Il ne raccroche pas pour autant. Soigné « avec une efficacité exceptionnelle » dans un hôpital de campagne américain puis au Val-de-Grâce, il bénéficie d’une convalescence qui lui permet de revoir ses parents avant de rejoindre son unité.

Intégré à la division Leclerc depuis le printemps 1943, le 1er RMSM est présent, en avril 1945, dans la zone de combats localisée dans la Sarre. Après le souffle brûlant du désert, c’est le froid et la neige que doivent affronter les spahis. « Nous traversions des villes désertées par les hommes, se souvient-il, à l’exception de quelques éclopés. En parcourant ces ruines, je pensais que ce pays ne se relèverait jamais. Et puis, en Bavière, nous avons découvert la réalité des camps, notamment celui de Dachau, qu’à aucun moment nous n’avions pu imaginer. Du même coup, nous avons réalisé qu’au-delà des envahisseurs allemands, c’était le nazisme que nous avions combattu. Le 8 mai, je me trouvais tout près de Berchtesgaden lorsque nous avons appris la capitulation allemande. Nous avions gagné ! Notre aventure était devenue une épopée. »

La fin d’une guerre

La fierté est d’autant plus forte que le général de Gaulle vient en personne passer en revue les troupes de la 2e DB. « J’avais déjà croisé de Gaulle à Londres, en Egypte et en Algérie, mais, cette fois, il était auréolé par la victoire. Il a demandé à tous les combattants de rester dans l’armée, mais, pour la première fois, je lui ai désobéi. Je venais de me fiancer et je me suis fait démobiliser le 25 septembre 1945 », poursuit-il. Entre-temps, Yves Guéna, qui avait perdu beaucoup de ses copains au front, s’était quand même laissé gagner par l’émotion en défilant, le 18 juin 1945, sur les Champs-Elysées.

Article de Patrick Roger : Journal de Monde du 3 mars 2016

Un corps sec, un visage austère barré par une large bouche ourlée de lèvres fines, des yeux surmontés de sourcils broussailleux et soulignés de cernes profonds qui lui donnaient un étrange regard mi-clos, un faux air de Robert Lamoureux, toujours d’une impeccable élégance : c’est l’image que l’on retient d’Yves Guéna, mort dans la nuit du mercredi 2 mars au jeudi 3 mars, à l’âge de 93 ans.

« Je suis avant tout un Français de la France libre », revendiquait ce gaulliste historique. Le jeune Breton, né à Brest le 6 juillet 1922, n’a pas encore 18 ans lorsque, élève en khâgne à Rennes, il embarque sur un remorqueur de la marine pour l’île d’Ouessant et, de là, gagne l’Angleterre à bord d’un chalutier belge, le 19 juin 1940, pour rejoindre « un général qui venait de lancer à la radio de Londres un appel à poursuivre la lutte ».

Pour lui commence Le Temps des certitudes, titre de ses mémoires rédigés en 1982, où il raconte qu’à un de ses fils qui, à 7 ans, lui demandait qui étaient de Gaulle et Pétain il répondit : « L’honneur et la honte. ». Son livre s’arrête en 1969, avec le départ de De Gaulle… et la fin des certitudes. Une trentaine d’années plus tard, en 2010, il reprendra le fil de ses souvenirs dans un nouvel ouvrage titré Mémoires d’Outre-Gaulle.

Engagé dans les Forces françaises libres, il est affecté à partir de 1942 au 1er régiment de marche de spahis marocains (RMSM). Il participe aux campagnes de Libye, d’Egypte – notamment la seconde bataille d’El-Alamein – et de Tunisie. Il débarque en France avec la 2e division blindée du général Leclerc et est grièvement blessé, le 11 août 1944, lors de la reconquête d’Alençon. « J’étais à la tête d’un peloton de spahis, en blindé léger. On fonçait vers Alençon. Au village de La Hutte, l’ennemi a ouvert le feu. Les balles sifflaient. D’un coup j’ai senti que j’étais traversé. » Yves Guéna crie au sous-officier de prendre le commandement parce qu’il va « crever ». « Je me suis dit : Ah ! Je meurs… Je n’ai éprouvé aucun regret, aucune tristesse. Et je me suis réveillé dans une ambulance… »

« Au temps du Général, il fallait être ministre »

Après la Libération, il intègre la première promotion de l’Ecole nationale d’administration (ENA) en 1946, dont il sort major de sa section. Il refuse le Conseil d’Etat et demande le contrôle civil au Maroc. Il y restera jusqu’en 1955, à la veille de l’indépendance. A son retour, il retrouve la place au Conseil d’Etat qu’il avait boudée. Nommé maître des requêtes, il est chargé du dossier du contentieux. Mais, à peine un an plus tard, après le retour au pouvoir du général de Gaulle, il devient directeur du cabinet de Michel Debré au ministère de la justice et travaille à la rédaction de la Constitution de la Ve République. Il suit encore Michel Debré lorsque celui-ci est nommé à Matignon, en 1959, pour être le directeur adjoint de son cabinet, avant de repartir en Afrique, d’abord comme Haut-Commissaire auprès de Félix Houphouët-Boigny, en Côte d’Ivoire, puis, après l’indépendance, comme ambassadeur.

De retour en France, il se lance à l’assaut, en 1962, de la 1re circonscription de Dordogne, où sa femme a une propriété et où il va de temps en temps en famille avec ses sept enfants. Bien que « parachuté », il est élu au second tour en devançant de 16 voix le candidat communiste. Il conservera son siège jusqu’en mai 1981 où, emporté par la « vague rose », il se fait ravir son poste par Roland Dumas. Il reviendra à l’Assemblée nationale pendant une courte période, entre 1986 et 1988, comme député de la Dordogne lorsque a été instaurée la proportionnelle aux législatives. Puis se dirige vers le Sénat, où il siège de 1989 à 1997 au groupe RPR. Il s’y fait notamment remarquer par ses sévères critiques contre l’extension du rôle et des compétences du Conseil constitutionnel.

Pendant vingt-six ans, de 1971 à 1997, il a été maire de Périgueux. Il a exercé plusieurs fonctions ministérielles entre 1967 et 1974 : aux postes et télécommunications dans le gouvernement de Georges Pompidou, aux transports puis à l’industrie, au commerce et à l’artisanat dans le gouvernement de Pierre Messmer. « Au temps du Général, il fallait être ministre. Quel regret c’eût été pour moi, non pas de manquer le vain éclat de ce rang éphémère et de ce titre viager, mais de ne pas participer au gouvernement de la France sous de Gaulle », écrit-il dans ses mémoires.

Nommé au Conseil constitutionnel en 1997

Dernier secrétaire général de l’UDR, le parti gaulliste, jusqu’en 1976, il participe à la fondation du RPR par Jacques Chirac, dont il considère qu’il est « le meilleur à l’époque pour sauver le gaullisme » et dont il devient le numéro deux. Jusqu’à ce que, en 1979, désapprouvant « l’absence de concertation » de la direction chiraquienne, il se démette de ses fonctions. D’ailleurs, en plusieurs occasions, il se heurtera au président du RPR, jusqu’à soutenir la candidature de Michel Debré à l’élection présidentielle de 1981, par fidélité à ses convictions gaullistes.

En 1992, il défend vigoureusement le « non » au traité de Maastricht. Il en est un des principaux orateurs lors du conseil national du RPR du 4 avril qui lui est consacré. A ses yeux, « cette Europe-là qu’on nous bâtit, ce n’est pas l’Europe de la paix, c’est celle de l’impuissance ». « Je considère que ce qui est en jeu, c’est l’avenir et la survie de la patrie française », conclut-il devant ses « compagnons gaullistes ».

En 1997, le président du Sénat, René Monory, le nomme au Conseil constitutionnel, lui, le contempteur des dérives du « gouvernement des juges ». « Je me suis rallié », consentira-t-il plus tard. Yves Guéna connaît une consécration inattendue lorsque, le 23 mars 1999, il est appelé, en tant que doyen d’âge, à en prendre la présidence par intérim lorsque Roland Dumas, rattrapé par les affaires judiciaires, est contraint de se mettre en congé de l’institution, avant d’en démissionner un an plus tard. Il présidera le Conseil constitutionnel jusqu’à la fin de son mandat, en 2004. Et dirigera l’Institut du monde arabe de 2004 à 2007.

Tout au long de sa carrière, Yves Guéna a semblé s’appliquer à lui-même la devise qui guida la vie du baron Louis, grand argentier de Louis XVIII et Louis-Philippe, un de ses personnages historiques préférés auquel il a consacré un livre en 1999 : « Raison, rigueur, fidélité. »