Stéphane Roger

Auteur de la fiche : Pierre Assouline

Roger Stéphane

Un aventurier en noeud papillon

Voilà un homme pour lequel il faudrait créer un mot. C’est dire à quel point il ne se laisse pas enfermer. Il a écrit une douzaine de livres et des milliers d’articles, fondé L’Observateur, produit et tourné des films de télévision, libéré l’Hôtel de Ville en août 44 avec son pistolet, loué de Gaulle, écouté Malraux, fréquenté Gide et Cocteau, clamé sa pédérastie, tenu table ouverte pour ses amis et bougé sans cesse. Pour autant, ceux qui ont eu le privilège de l’approcher ne songeraient pas à le définir comme un écrivain, un journaliste, un producteur, un grognard du gaullisme, un malrucien béat, un militant de la cause gay. Trop réducteur, trop incomplet. Car Roger Stéphane (1919-1994), qui était tout cela à la fois, n’était rien de cela séparément, exclusivement et totalement. J’ignore qui sont Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt mais je trouve le projet même de leur biographie de Roger Stéphane (879 pages, 25 euros, Grasset) assez gonflé. Car leur enquête est considérable, variée, impeccable. Ils ont regardé partout. Leur moisson est énorme: livres, correspondances, archives inédites, témoignages nouveaux. Ne manque pas un bouton de guêtre. De plus, leur livre est remarquablement bien écrit, ce qui est assez rare dans le genre pour être relevé. Le problème est ailleurs. La petite gêne, l’embarras de lecture. Car un sentiment ne m’a jamais lâché du début à la fin de ce pavé. Non que ce soit trop long, mais c’est trop. Un tel personnage ne vaut pas une enquête de 878 pages bien tassées, mais un portrait de 230 pages aérées. Ils ont mis tout ce qu’ils ont trouvé sans faire le tri (on ne nous épargne même pas le devis détaillé de ses documentaires !). Cela nous vaut des répétitions et des digressions superflues (à la deuxième évocation, on comprend que le « Récamier » était sa cantine, à la vingtième on est pris d’indigestion). Si sa vie et son oeuvre valent qu’on leur consacre 878 pages, alors on ne peut décemment traiter celles de Chateaubriand en moins de quatre volumes! Roger Stéphane était un artiste de la conversation, un passeur inégalable, un viveur impénitent, un curieux épuisant, un tapeur désarmant. Si les auteurs avaient mis la finesse de leur plume et de leur jugement au service de cette légèreté là, la vérité de leur héros aurait surgi autrement. Un passant considérable plutôt qu’un contemporain capital. D’autant que Stéphane fait partie de ces gens dont la fin a rétroactivement éclairé le début et le milieu.Quand il a senti son état se dégrader, quand il a compris qu’il pourrait plus mener grand train et qu’il n’aurait plus les moyens de son panache, il s’est choisi une sortie romaine à la Montherlant. Digitaline + revolver. « Tous les avilissements sauf celui de manquer » disent ses biographes. Le meilleur livre de Roger Stéphane s’intitulait Portrait de l’aventurier. Cette biographie est sous-titrée Enquête sur l’aventurier. Là est le hiatus. Stéphane était un aventurier raté : tout ce qu’il a fait dans sa vie, il l’a fait pour se déculpabiliser de ne s’être pas engagé dans les Brigades internationales au moment de la guerre civile espagnole. Lawrence d’Arabie ne portait pas un noeud papillon. Mais plus on découvre le raté en Stéphane, plus on s’y attache. Même quand on apprend que le dandy suicidaire, le snob aux mots éblouissants et le gourmand à l’esprit inépuisable, abusivement prodigue et excessivement généreux, avait encore à la fin de sa vie le rare privilège de faire effacer son énorme dette fiscale d’un coup d’éponge par un ministre du Budget (Alain Juppé) sensible aux arguments de ses amis. Personnellement, je dois à Roger Stéphane, dans mes jeunes années, la découverte du Journal de Gide et des Sept piliers de la sagesse de T.E. Lawrence. A l’issue d’un après-midi de conversation chez lui, il me fit la suggestion, que dis-je, l’injonction de les lire ! Grâces lui en soient rendues.