Salmon Robert

Défense de la France

Auteur de la fiche : Propos recueillis par Dominique Simonnet (L’Express du 23 au 28 août 2004)

Robert Salmon

«La Libération de Paris fut presque un chef-d’œuvre»

 Propos recueillis par Dominique Simonnet (L’Express du 23 au 28 août 2004)

 Il était là, au cœur de l’action, héros d’une semaine folle qui a frôlé le sublime. Là, parmi ces hommes qui ne s’étaient pas soumis à la «race des seigneurs» et qui, du 19 au 26 août 1944, ont surgi de l’ombre pour lancer l’insurrection de Paris. Là, dans un immeuble repris aux Allemands pour faire paraître – au grand jour, enfin! – son journal (le futur France-Soir), puis à la préfecture, occupée, et à l’Hôtel de Ville, collé contre de Gaulle quand celui-ci s’adresse à un «Paris martyrisé», mais un «Paris libéré»

A l’occasion de la publication de ses Mémoires (Chemins faisant, éd. LBM), Robert Salmon, cofondateur du mouvement de résistance Défense de la France, raconte les débats avec les communistes, les divisions de la Résistance, les calculs du Général, c’est ici un coup d’œil unique dans les coulisses de l’Histoire.
Il y a soixante ans, vous étiez au cœur de la Libération de Paris, l’un des principaux acteurs de cette semaine de folie. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cet événement?

Si on la compare aux autres libérations de grandes capitales, celle de Paris fut presque un chef-d’œuvre. Ce ne fut pas Varsovie, où l’Armée rouge a laissé un général SS assassiner la population et saccager la ville. Ce ne fut pas Rome, où les habitants, passifs, se sont contentés d’applaudir, de leur balcon, l’arrivée des troupes alliées… Paris, ce fut autre chose: le mélange de la raison, qui a su éviter les provocations inutiles, et de la passion, qui a coûté le sacrifice de 400 morts et blessés par jour pendant les six jours de l’insurrection. Quelque chose de très français, en somme…

Ce fut pourtant la semaine de tous les dangers. Comment a-t-elle commencé pour vous?

Je me souviens de ce matin du 15 août 1944, alors que je remontais le boulevard Saint-Germain. On savait que les Alliés progressaient et, depuis deux jours, on voyait partir les embusqués de Paris, comme une revanche de l’exode de 1940. Il régnait un silence surprenant. J’ai mis du temps à en comprendre la raison: il n’y avait plus de policiers dans la ville. Eux qui étaient partout, à traquer trop souvent les juifs et les résistants, ils avaient disparu! L’après-midi, Yves Bayet, qui dirigeait le groupe clandestin Honneur de la police, m’apprend que les trois mouvements de résistants de la police ont décidé la grève et qu’ils attendent le feu vert du CNR [Conseil national de la Résistance] pour lancer l’action.

Pourtant, la Résistance est divisée sur la manière d’intervenir.

Il y a en fait deux pôles de commandement: les communistes d’un côté et les gaullistes de l’autre. Les premiers, aux ordres de l’URSS, veulent l’insurrection immédiate. Les seconds cherchent à la fois à éviter le bain de sang et à ne pas créer les conditions d’une Commune populaire dont profiteraient par la suite les communistes. Les deux tendances s’affrontent au Conseil national de la Résistance, que préside Georges Bidault, où le délégué militaire national, Jacques Chaban-Delmas, tente de faire patienter (il sait que le plan des Américains n’est pas de foncer sur Paris, mais de le contourner pour casser la retraite des Allemands). Même chose au CPL [Comité parisien de Libération], dont je fais partie, où la majorité communiste réclame l’insurrection immédiate, et dans mon propre mouvement, le MLN [Mouvement de Libération nationale]. La guerre de rue était moins angoissante, moins risquée, que la bataille de l’ombre

A ce moment-là, le risque de mettre Paris à feu et à sang est bien réel?

Bien sûr! Seuls les civils allemands ont déserté la capitale. Il reste la Gestapo, 20 000 soldats sous les ordres du général von Choltitz, l’aviation allemande au Bourget et, au Sénat et sous le tunnel de Saint-Cloud, assez de bombes et de fusées pour faire sauter tout Paris. Le débat entre nous ne s’est pas éternisé. Le lendemain, les cheminots, puis les postiers se mettent à leur tour en grève. Le samedi 19 août, les grévistes de la police occupent leur préfecture. Le colonel Rol-Tanguy, communiste pur et dur qui vient de prendre la tête des FFI [Forces françaises de l’intérieur] de la région parisienne, est furieux de voir les «modérés» prendre l’initiative. Mais, comme aurait dit de Gaulle, le «processus» est lancé. Finalement, les deux organismes CPL et CNR donnent l’ordre d’insurrection.

Vous étiez à la fois le chef du Mouvement de Libération nationale pour la région parisienne et le responsable du journal Défense de la France, fondé avec Philippe Viannay, qui paraissait depuis quatre ans dans la clandestinité. Donc doublement concerné.

Oui. Dans ce contexte, avec les communistes à l’intérieur, les Américains à la porte, j’ai compris qu’il fallait que notre journal sorte très vite au grand jour pour affirmer l’indépendance nationale. Je voulais qu’il soit un organe d’information, et non d’opinion (les Français avaient été si longtemps assommés par la propagande), et qu’il paraisse le soir pour prendre la place de l’ancien Paris-Soir, ce qui m’a valu d’âpres débats avec Philippe Viannay. Le samedi 19, nous filons au 100, rue Réaumur, où, quelques jours auparavant, les Allemands imprimaient encore leurs publications. Les ouvriers nous ouvrent les portes. Nous prenons possession des lieux. Sur le trottoir, j’aperçois Edgard Pisani, qui nous demande ce qu’il doit faire. «Puisque tu es au NAP [Noyautage des administrations publiques], va à la préfecture, Yves Bayet y est seul», lui disons-nous. C’est ainsi que Pisani s’est retrouvé au standard de la préfecture, au cœur des opérations… Il me fallait aussi un lieu pour mon MLN. Rue des Pyramides, j’avais remarqué que l’on déménageait l’immeuble du PPF, le Parti populaire français de Jacques Doriot. Nous nous y rendons. L’immeuble est vide. Au cinquième étage, je m’assieds, triomphant, dans le fauteuil du collaborateur. J’ai alors sous les fesses une double preuve: celle que la guerre civile entre Français n’aura pas lieu, et celle que nous l’avions emporté sur la haine. Les immeubles administratifs ont été désertés. Mais pas les casernes, pas les sièges de la Gestapo. Et les Allemands ripostent.

Oui, mais nous étions si heureux d’être enfin au grand jour! La guerre de rue était moins angoissante, moins risquée, que la bataille de l’ombre que nous avions menée depuis quatre longues années. En juillet 1943, dans une librairie de la rue Bonaparte, 40 de nos camarades avaient été arrêtés, dont Geneviève de Gaulle. Un autre jour, nous avions fait, sans le savoir, une réunion du Comité parisien de Libération – nous étions une vingtaine – dans l’appartement situé juste au-dessous de celui de Céline, qui était protégé par la milice! Nous avions 22 ou 23 ans, et nous menions ainsi une vie de fuite et d’errance, toujours tendus, toujours méfiants. C’est pourquoi le bruit sec des armes que mes hommes du MLN maniaient maintenant contre les voitures allemandes sur le boulevard Saint-Michel résonnait joyeusement à nos oreilles.

A la préfecture, la partie est pourtant loin d’être gagnée.

Oui. Le dimanche 20 août, Léo Hamon, membre du CPL, négocie une trêve avec les Allemands. Il est injurié par les communistes, qui se sentent privés de leur insurrection populaire. On lui en voudra encore longtemps après. Or, pour moi, Hamon a sauvé la capitale. On sait qu’à ce moment-là von Choltitz venait de décider de bombarder la préfecture et que le consul de Suède, Raoul Nordling, avait réussi à l’en dissuader. Quand Hamon signe la trêve, les résistants de la préfecture n’ont plus que cinq heures de munitions! Ce répit nous a permis de prendre possession de tous les bâtiments publics qui dépendaient jusque-là de Vichy… C’est ainsi qu’une petite troupe, dont fait partie Hamon – encore lui! – prend l’Hôtel de Ville, court-circuitant une nouvelle fois les communistes.

La trêve vous profite, mais ne dure pas. Les FFI n’en veulent pas. Les SS non plus, d’ailleurs.

C’est exact. Et puis, le CNR craint que, si les Parisiens ne se libèrent pas eux-mêmes, il y ait ensuite une administration américaine… Au centre et à l’est de Paris, on dresse des barricades pour empêcher les chars de circuler. On y allait presque à mains nues, Londres ayant toujours refusé de nous armer correctement. Et, dans le même temps, nous sortons notre journal. Pour nous, c’est aussi un acte de guerre, une affirmation de souveraineté. Dans un édito intitulé «La liberté reconquise», je plaide pour l’unité de la Résistance et la nécessité pour les Alliés de reconnaître le futur gouvernement provisoire. J’ai la gorge nouée en voyant les premiers exemplaires sortir des rotatives… Dans la rue, les Parisiens regardent encore autour d’eux avant d’acheter, incrédules, et ils s’en vont avec leur journal comme avec un trésor. C’était la preuve écrite de notre libération.

Pas encore acquise…

Elle tenait à un fil. Nous avions imprimé que de Gaulle, parti d’Alger, venait de débarquer à Cherbourg. Mais il avait failli ne pas arriver: quand il a atterri, le petit avion qu’il avait emprunté (il avait refusé d’attendre la forteresse volante promise par Eisenhower) n’avait plus que deux minutes de carburant! De Gaulle avait obtenu d’Eisenhower que les troupes françaises entrent les premières dans Paris. Jeudi 24 août, à 15 heures, un petit avion lance des messages du général Leclerc dans la cour de la préfecture: «Tenez bon, nous arrivons!» Le premier char français s’immobilise devant l’Hôtel de Ville à 21 h 30. Nous sommes tous là: le CNR, le CPL, les FFI… On applaudit, on pleure. Le bourdon de Notre-Dame se met à sonner. Hélas! dans les heures qui suivent, certains de mes proches seront encore tués dans les combats parisiens.

Voilà donc le 25 août. A l’Hôtel de Ville, vous attendez de Gaulle.

Cela vous paraîtra difficile à croire, pourtant, c’est la vérité, de Gaulle répugne à venir. Il ne veut pas recevoir le pouvoir des mains des organisations de la Résistance. Il considérait qu’elles n’avaient qu’à se rallier à lui. L’effort des résistants, en 1942, avait d’ailleurs été de le persuader d’admettre qu’ils contribuaient à asseoir sa légitimité (tout en persuadant simultanément les communistes d’admettre celle de De Gaulle). En arrivant à Paris, le Général était allé directement dans son bureau de la rue Saint-Dominique, au ministère de la Guerre. Il reprenait les affaires… Finalement, il est venu à l’Hôtel de Ville, où nous l’attendions depuis plusieurs heures. J’avais envie de le toucher comme une icône. Je me suis repris: c’était moi, membre du CPL, qui le recevais, pas le contraire! Nous nous sommes enfermés dans un salon: nous étions environ 35 personnes, tous les chefs de la Résistance. J’étais collé à lui. Il s’est planté devant le micro. Ce fut dramatique…

Dramatique?

 

Oui. Tout le monde s’attendait à une grande déclaration, quelque chose comme: «Je rétablis la République française.» Il n’a rien dit de tel. Juste cette phrase célèbre et magnifique sur Paris martyrisé. Mais, si on la cite tant, c’est parce que le reste, un long développement sur la manière de chasser les Allemands, fut terriblement ennuyeux. Nous étions tous très déçus. Bidault lui a d’ailleurs dit: «Pourquoi ne proclamez-vous pas le rétablissement de la République?» De Gaulle a répondu: «Parce que la République n’a jamais été abolie!» Il fallait admettre cette légende: la République avait simplement déménagé à Londres, mise dans un placard à Carlton Gardens. Il s’ensuivait que, pendant ces quatre années, Vichy n’avait incarné qu’un «Etat français» de pacotille! C’était une incroyable farce: on avait quand même vu, en 1940, 80% des députés et des sénateurs remettre le destin de la République au vainqueur de Verdun. Le gouvernement que les Français, dans leur écrasante majorité (sauf peut-être 5% de résistants la même année), avaient considéré comme légitime, c’était bien celui de Pétain! Et on voulait nous faire croire que la France entière avait été résistante et qu’elle avait eu dès le début un chef nommé de Gaulle! Une pure fiction!

Qui arrangeait sans doute beaucoup de gens…

Si de Gaulle avait proclamé le rétablissement de la République, il aurait dû remercier tous les résistants qui l’accueillaient ce jour-là, et qui s’étaient battus pour réinstaller au pouvoir l’idéal républicain. Mais il ne voulait pas dépendre de ces factions. Il se voulait le seul légitime. Ce jour-là, nous avons assisté à la naissance du mythe gaulliste.

Le lendemain sera jour de liesse. Mais, là, vous n’êtes plus dans le film!

En effet. Plutôt que de défiler sur les Champs-Elysées au côté du Général, j’ai préféré rester avec ma femme, qui avait accouché dans des conditions dramatiques. Et puis, je voulais regarder d’un balcon cet événement unique: 3 millions de personnes dans les rues. Cette fois, je voulais voir l’événement, plutôt que d’être dedans.

Le journaliste l’emportait sur le résistant… En décrivant cette incroyable épopée, vous n’êtes pas tendre avec les Français de cette époque-là.

En 1940, prisonnier, avec 300 000 autres soldats du front de l’Est, après la percée fulgurante de l’armée allemande, j’avais assisté à cette scène stupéfiante: des centaines d’officiers français, des promotions entières, avançant en colonnes vers l’Allemagne, encadrés par une poignée de sentinelles. Des moutons disciplinés! Tout le monde se résignait. La plupart de ceux que j’avais sollicités avaient poliment refusé de s’évader avec moi. L’un d’eux m’avait même dit: «Vous savez, les Allemands ont fait des réalisations sociales très intéressantes. On a sans doute beaucoup à apprendre.» A ce moment-là, j’ai compris que l’armée française n’avait plus confiance en la France. L’ébranlement profond de 14-18 avait été si fort que les Français n’avaient plus la vitalité nécessaire, primordiale, pour se battre. Ils étaient assommés. Ils ne pensaient plus. Les Anglais, eux, n’ont jamais éprouvé ce sentiment.

Vous n’avez jamais non plus accepté de porter l’étoile jaune.

 

Non. J’ai souvent pensé par la suite que beaucoup auraient pu s’en dispenser… Mon oncle et ma tante, eux, la portaient même en privé, dans leur appartement, au cas où la police vienne sonner. Mais je n’allais quand même pas aider Hitler et ses représentants français à assouvir leur antisémitisme! Soyons clairs à ce sujet: la France était antisémite. Le premier statut des juifs, d’octobre 1940, a été institué par les Français, et non par les Allemands. Les Français n’avaient pas d’illusions sur le sort des juifs que l’on déportait. La vérité est que beaucoup s’en satisfaisaient. N’oublions pas l’affaire Dreyfus, les campagnes de Drumont, soixante-dix ans d’antisémitisme virulent, et deux mille ans d’histoire chrétienne qui fustigeait les juifs comme déicides…

Soixante ans plus tard, la question de l’engagement reste entière. Savez-vous maintenant d’où vous est venue cette conviction qu’il fallait résister, cette forme d’évidence que tant d’autres n’ont pas su trouver?

Pour le garçon de 22 ans que j’étais et qui venait de s’évader, il n’y avait pas d’autre choix. Comment pouvait-on envisager pour la France un avenir de sujétion à la «race des seigneurs»? C’était tout simplement impossible. Les résistants venaient d’horizons différents, mais nous avions un point commun: le sentiment que la liberté humaine ne se discute pas et que, si nécessaire, il faut lutter contre la société tout entière pour la défendre. C’était en effet une forme d’évidence. Comme si les circonstances alentour ne pesaient pas. On y va, sans peser les avantages et les inconvénients – surtout pas! – sans se demander si c’est un acte raisonnable. Quand j’avais rencontré Philippe Viannay dans la cour de la Sorbonne, en octobre 1940, nous nous étions dit: «Il faut faire quelque chose!» Comme nous étions des intellectuels, nous avons pensé à un tract. Puis à un journal… La situation était insupportable. Il fallait lutter contre elle. Cela n’a rien à voir avec le devoir. Dans ces cas-là, on ne se demande pas ce que l’on doit faire. On le fait.