Masse Pierre

Auteur de la fiche : François Caviglioli, Nouvel Observateur

Pierre Masse

Pierre Masse, Sénateur, avocat, Gazé en octobre 1942 et né le 13 décembre 1879

Il avait cru en Pétain

Dans les allées du parc thermal, les hépatiques coloniaux et les curistes mondains, dont le désastre n’a pas troublé les papotages, ne prêtent aucune attention à cet homme déjà âgé qui n’a pas l’air d’un flambeur et qui se dirige pourtant vers le casino. C’est Pierre Masse, sénateur de l’Hérault. Il appartient au groupe de la gauche républicaine. Nous sommes le 10 juillet 1940 à Vichy. C’est au casino que, vers 14 heures, le Parlement, députés et sénateurs confondus, doit se réunir pour voter les pleins pouvoirs à Pétain. Les nervis de Doriot sillonnent Vichy en tractions avant pour intimider les récalcitrants. Non loin de là, à Clermont-Ferrand, le général Weygand a rassemblé les débris de l’armée française et fait planer la menace d’un coup de force. A Moulins, les tankistes de Guderian laissent tourner leurs moteurs Pierre Masse croise Léon Blum et échange avec lui quelques mots. Il attend de lui un conseil ou un réconfort. Mais Léon Blum est silencieux et préoccupé. Il ne contrôle plus la SFIO, il sent son parti prêt à accepter la mise à mort de la République Un peu plus loin, Pierre Masse jette un coup d’œil chez Chantecler, un restaurant à la mode. Il y aperçoit des diplomates attablés avec des séides de Laval, d’élégantes jeunes femmes déjà conquises par les nouveaux maîtres et cette engeance de courtisans avides qui sort de son trou à chaque changement de régime. Pierre Masse se passera de déjeuner, Avec sa barbiche blanche et son feutre à bord roulé il est l’image de la IIIe République, avec ses grandeurs et sa faiblesse. Issu d’une famille juive de Strasbourg qui a choisi la nationalité française en 1871 après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne, ancien combattant de 1914, décoré de la médaille militaire et de la Légion d’honneur, il est écrasé par la défaite. Républicain modéré, il se méfie de Laval. Durant les jours précédents, il a tenté de s’opposer au maquignon auvergnat qui guette le pouvoir en alternant cajoleries et menaces. Mais il ne se méfie pas de Pétain. Pierre Masse entre aussi désorienté que ses amis politiques dans ce casino entouré de gardes mobiles en uniforme noir où la République moribonde espère un miracle en jouant sa dernière carte. Mais le croupier s’appelle Pierre Laval, et on n’a aucune chance quand le croupier triche. Dans la salle étouffante, la voix des derniers défenseurs de la légalité républicaine est couverte par les huées des tribunes où vocifèrent camelots du roi et ligueurs de tout poil. Les résultats du vote sont écrasants: 569 pour le projet imposé par Laval, 80 contre et 17 abstentions. La majorité des socialistes et des radicaux ont rejoint les conservateurs pour livrer la France à Pétain. Parmi eux, Pierre Masse, qui croit, malgré ses doutes, que Pétain incarne la France. Docteur en droit, civiliste de premier plan, grand avocat d’assises, il est habitué à respecter les dignités et les institutions. Et puis Pétain, il le connaît bien, et il l’admire. Il a siégé à ses côtés au Conseil supérieur de la guerre lorsque Paul Painlevé l’a nommé, en 1917, sous-secrétaire d’Etat chargé de la justice militaire

Lorsque Vichy promulgue en octobre 1940 les lois sur le statut des juifs, il s’adresse dans une lettre à Pétain: «Monsieur le Maréchal, j’ai lu le décret qui déclare que les Israélites ne peuvent plus être officiers, même ceux d’ascendance française. Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon frère, sous-lieutenant au 36e régiment d’infanterie, tué à Douaumont en avril 1916; à mon gendre, sous-lieutenant au 14e régiment de dragons portés, tué en Belgique en mai 1940; à mon neveu, Jean-Pierre Masse, lieutenant au 23e colonial, tué à Rethel en mai 1940. Puis-je laisser à mon frère la médaille militaire gagnée à Neuville-Saint-Vaast, avec laquelle je l’ai enseveli? Mon fils Jacques, sous-lieutenant au 62e bataillon de chasseurs alpins, blessé à Soupir en juin 1940, peut-il conserver son galon? Suis-je enfin assuré qu’on ne retirera pas rétroactivement la médaille de Sainte-Hélène à mon arrière-grand-père?…» Un défi ou une plainte? Croit-il encore ouvrir les yeux à ce chef militaire qu’il a estimé? Quand on lui demande de signaler au bureau du Sénat qu’il est juif, Masse écrit à Pétain : « Il n’y a pas de « juif » au Sénat.Ne font partie de cette assemblée que des citoyens français, quelle que soit leur religion. » Pierre Masse reprend son métier d’avocat. Lorsque le conseil de l’ordre décide, en juillet 1941, d’exclure ses membres «appartenant à la communauté juive», Pierre Masse et son collègue Eugène Crémieux déposent auprès du bâtonnier Charpentier une lettre de protestation. Une lettre en termes mesurés. «Masse et Crémieux partageaient le légalisme commun aux Israélites français, particulièrement aux membres les plus représentatifs de cette communauté, écrit Robert Badinter. A la loi, même injuste, même odieuse, chacun doit se soumettre. Non point par crainte mais par un esprit civique poussé à l’extrême, chez ces Israélites qui se voulaient exemplaires dans la Cité.» (1) Pierre Masse est arrêté et interné à Drancy en compagnie de 50 avocats juifs. Il est déporté le 30 septembre 1942 à Auschwitz, où il est gazé peu après son arrivée. Il avait pourtant consacré sa vie au travail, à la famille et à la patrie.