Tournou Maurice

Auteur de la fiche : TEMOIGNAGE ORAL DE MAURICE TOURNOU RECUEILLI EN 2004 PAR SON FILS JEAN-CLAUDE

MAURICE TOURNOU

Jean-Claude Tournou-Bergonzat : Comment s’opère une entrée dans la Résistance lorsque l’on est enfant en 1942 dans le Sud-Ouest ?

Maurice Tournou : C’est très simple, le 11 novembre 1942, alors que je revenais à bicyclette à la propriété de La Ville Dieu du Temple depuis Montauban, j’ai vu les Allemands qui coupaient la circulation, pour occuper la caserne Andreossi. Les troupes sont entrées, ils ont descendu le drapeau français, piétiné ce dernier et hissé le drapeau allemand à croix gammée. En arrivant à la borde (maison du Midi), je raconte cela à mon père Jean Tournou, qui, sortant de sa forge à Castelsarrasin avait vu le même spectacle dans la cour de la caserne Banel dans la sous-préfecture. Il était 18h. A 19h arriva Henri, chez nous Béziers (il était originaire de La Ville Dieu). Il demanda à la famille et à l’ancien de 14-18 que fut Jean Tournou, si l’on pouvait faire quelque chose pour la Résistance. La réponse fut sans hésitation.

J.C.T.B. : Qui était cet Henri Béziers ?

Maurice Tournou : Il était président des journalistes à la Chambre des Députés au Palais Bourbon. Recherché par la Milice et les Allemands, il passa la ligne de démarcation. Il devint locataire au château de Bergougnan (propriétaires, les Meyer) au lieu-dit Montagne à La Ville Dieu, c’est-à-dire à côté de notre propriété. Mais en fait, il passait toutes les soirées chez nous, (le château, c’était en cas de perquisitions de la borde). Puis, nous l’avons hébergé jusqu’en décembre 1943 pour les raisons suivantes : il avait fait fabriquer par Claude Montaret, un radio-électricien de Montauban, responsable de réseau, un poste-émetteur. Ce dernier sera judicieusement caché sous la mare à côté de notre borde (après la construction souterraine et discrète d’une cagna profonde) qui était entourée d’un bosquet d’où l’antenne pouvait sortir. Ce poste a correspondu avec les résistants du moment : Maurice Schumann, porte-parole de la France Combattante à Londres, avec Pierre Dac, Jean Oberlé, André Labarthe, Jean Marin. C’est alors que la famille fut rattachée par Henri Béziers (responsable F.F.L-F.F.C) au réseau Phratrie-Brick. Je n’allais plus à l’école en 1942, alors, je portais des plis pour le réseau dans la potence de la selle de mon vélo, à Toulouse, Agen, dans le Gers très régulièrement, dans des lieux sans nom, où nous échangions noms de guerre et mots de passe !

J.C.T.B. : Qui venait aux réunions dans votre propriété entre 1942et 1943 ?

Maurice Tournou : Henri Béziers, un journaliste qui deviendra directeur du Dauphiné-Libéré après la guerre. Il n’avait pas de chance, il était poursuivi parce qu’on l’avait confondu physiquement avec un autre journaliste Robert Lazuric (Directeur du Journal l’Aurore). Ce Robert Lazuric était, quant à lui, caché ailleurs, mais en contact permanent avec Henri Béziers. Il venait régulièrement le soir à la borde pour des informations. Il y avait aussi bien entendu Claude Montaret qui faisait partie du réseau.

J.C.T.B. : A propos de ce premier réseau Phratrie-Brick à laquelle tu participas dès le départ, qui tirait les ficelles ?

Maurice Tournou : En fait, si je portais des plis, je savais que le réseau fonctionnait avec mon père Jean Tournou, le maire de La Ville Dieu, M. Saint Faust, son curé M. Mézamat, la famille Cassan, quelques autres, ainsi que le Maire de Montauban, et Claude Montaret déjà cité. Mon père a travaillé pour ce réseau jusqu’à la Libération.

J.C.T.B. : La borde étant située à l’entrée de La Ville Dieu,  ta famille et toi avez-vous été inquiétés ?

Maurice Tournou : Oui, deux fois et ce fut très grave pour mes parents, mes frères et moi.

La première fois, mon père, le forgeron de Castel, avait été désigné pour garder la voie ferrée par les Allemands (cela était courant, mais quelle erreur pour les Allemands d’avoir choisi un patriote !). Lié à ses convictions, Jean Tournou avait bousculé le chef des garde-voies français. Ce dernier l’avait rapporté à la Kommandantur de Montauban (L’hôtel du Midi) en 1942. Ils envoyèrent une première fois la Wehrmacht, composée d’un officier et de 20 soldats. Après avoir réuni la famille dans la borde, on nous traita de  terroristes : « si  frantzous terrorists, frantzous caput » ; puis les choses s’apaisèrent, l’ancien officier de 14-18 demanda à mon père s’il avait combattu pendant la Grande Guerre. Ce dernier déclina l’avoir faite en donnant rapidement les lieux : Détroit des Dardanelles contre les Turcs (notre bateau a été coulé en revenant), Salonique contre les Bulgares, le Piavo en Italie, puis de retour en France à Verdun contre les Bavarois ! Le vétéran allemand lui répondit : « bon soldat » et fit présenter les armes et cessa pour l’instant toute action en vue d’épouvanter la famille.

La seconde fois, la visite était due à une dénonciation anonyme. Cette fois-ci, en novembre 1943, c’est la Gestapo qui débarque à la borde avec deux camions, un officier et une trentaine d’hommes. Même formulation approximativement que la première fois, mais plus sèche. Nous nous sommes retrouvés tous avec ta grand-mère sous le ballet (l’auvent de la borde) alignés, baïonnette pointée dans le dos. Par chance, le père se présenta à nouveau et cela se finit mieux qu’au départ. D’ailleurs, ils embarquèrent un barricot d’eau de vie et remplirent de benzine notre véhicule qui n’en avait plus depuis longtemps !

J.C.T.B. : Comment as-tu réussi, en plus du réseau Phratrie-Brick, à participer à d’autres réseaux et à devenir un combattant de l’Armée Secrète ?

Maurice Tournou : En fait, j’étais livré à moi-même. A l’approche de mes quinze ans, le risque du transport des plis existait (d’ailleurs, je te raconterai un incident grave qui m’est arrivé). Mais, plus que cela, la culture de résistant et de combattant qui existait me poussait moi, le plus jeune, à en découdre, à vouloir faire « Robin des bois » et surtout sans en rendre compte à mon père et mes frères, question de caractère et de tempérament ! Mais déjà, en juin 1943, je commençais bien à connaître les petits réseaux et leur localisation. Y rentrer pouvait être possible, pas de visite médicale (heureusement, car j’étais myope), mais si j’étais chasseur comme tous les enfants de la campagne, j’avais des difficultés à cacher mon âge. C’est alors, qu’à la plume sergent major, et à l’encre noire, j’ai raturé ma carte d’identité et ma date de naissance en changeant un 1928 en 1926. J’ai toujours conservé cette carte. C’est comme cela que j’ai pris contact avec l’entrepreneur de maçonnerie Blaise Calvet de La Ville Dieu pour, dès juin 1943, participer à l’Armée Secrète (A.S.) sous le nom de résistant « Poupette », car je faisais malgré tout un peu jeune ! Blaise Calvet était tout simplement le chef des saboteurs de l’Armée Secrète, du réseau Combat.

J.C.T.B. : A ce stade de ton histoire du patriote du 1er réseau, comment se fait-il qu’il n’y ait pas de traces te concernant et concernant ta famille, en dehors du petit article de journal de 1946 (Journal la Victoire en Tarn-et-Garonne à propos de l’article sur la mort de Jean Tournou et de sa famille vis-à-vis de la Résistance en 1946) ?

Maurice Tournou : Henri Béziers est reparti de notre borde d’où il ne sortait que le soir, après des parties de cartes. Il est reparti vers juin 1943. Homme de terrain, ce chef avait confiance en la victoire finale et voyait loin. Connaissant bien ce département, il émit le vœu de devenir dans une France libérée, Préfet de Tarn-et-Garonne. En reconnaissance pour la famille et sachant le peu de confiance qu’il devrait accorder à la Libération, il voulait que mon frère aîné Georges qui avait le permis de conduire devienne le chauffeur du Préfet, que Clément et Maurice deviennent huissiers de la Préfecture et Marcel, mon autre frère, puisse également avoir une autre situation. A cet effet, il avait laissé un papier avec ses recommandations à mon père qui le portait toujours sur lui, mais ce sésame a disparu à sa mort en août 1946. J’étais le seul à ne pas l’avoir lu, j’en appris l’existence bien plus tard. Henri Béziers ne fut pas Préfet de Tarn-et-Garonne à la Libération, mais désigné comme Secrétaire Général du Ministère de l’Intérieur. Il n’a jamais su que dans la maison qui l’hébergeait, se trouvait un des plus jeunes combattants de la Résistance française… La page était tournée, qui profita d’une telle recommandation, où se trouve-t-elle : mystère ?

J.C.T.B. : Parle-moi un peu de ton action dans le second réseau de l’Armée Secrète, avec Blaise Calvet  patron du réseau Combat ?

Maurice Tournou : En fait, entre autres résistants, j’étais associé à lui et à quelques autres. Les plis se portaient pour l’A.S, mais dès 1943, en plus des messages destinés au Sud-Ouest et à la capitale, j’ai effectué des actions armées, c’est-à-dire des sabotages, car je faisais partie du réseau Combat. Nous agissions la nuit. Ni mes frères, ni ma mère, ni mon père qui avait fait la Grande Guerre n’a su jusqu’à sa mort que le plus jeune de ses fils, vivait entre la vie et la mort, avec quelques sucres dans la poche pour tenir contre la faim. En fait, les ordres venaient du colonel Ravanel depuis Toulouse pour que l’on fasse des actions dans divers lieux du département, Montricoux, Montpezat de Quercy, ou du colonel Berger (André Malraux) qui faisait des allers et venues en France. Les plis devaient être tenus secrets. Les Allemands avaient des informateurs, cela a failli nous coûter la vie. Nous devions déposer des messages à Molières, les frigolins nous ont interpellés nous traitant de « terrorists ». Blaise Calvet a montré sa carte d’artisan maçon charpentier et a répondu « non, pas terrorist, maçon ». Par chance, il dit en allemand que j’étais son apprenti. Nous sommes allés ensuite boire une goutte pour nous remettre de la surprise qui se terminait bien. Au retour, nous rencontrâmes mon père. Toujours la discrétion ! même en famille ! Nous lui avons dit que je venais de faire une belote chez « la Marinote » à La Ville Dieu.

J.CT.B. : Peux-tu me préciser d’autres actions que tu as effectuées en service commandé, avant la Libération et celles où ton rôle de combattant était primordial après ce baptême du feu ?

Maurice Tournou : Du simple accrochage aux sabotages commandés, il y en a eu beaucoup. A ce jour, l’inventaire n’a pu encore être fait. Je me souviens début 1944, c’était l’hiver, toujours avec Blaise Calvet pour l’Armée Secrète, nous avions eu mission de faire sauter la voie ferrée entre Montauban et le pont de Meauzaguel. Alors que nous avions installé nos charges explosives, nous remontions le remblai quand nous sommes tombés sur une patrouille allemande. Toujours en 44, je n’avais pas 16 ans. C’était au printemps, plutôt le 6 ou le 7 juin, alors que la division Das Reich cantonnée à Toulouse et à Montauban (l’état-major) devait remonter sur la Loire pour combattre le débarquement de Normandie. L’ordre avait été donné au Corps franc Pommiès de ralentir les nazis. Notre groupe, 30 hommes, avait pour mission de ralentir la division Hermann Goering et ses chars Tigre. Trente maquisards avec des fusils lance-grenades, lorsque les chars Tigre « soufflaient », nous ne pesions pas lourd. Après deux chars mis à mal par nos grenades, le retournement de situation en notre défaveur fut rapide, nous nous sommes repliés mais en toute hâte, nous avions compris que nous étions toujours plus encerclés ! Alors, comme j’étais le plus jeune, je fus désigné pour faire la jonction avec la 3ème Compagnie du Lot bien mieux équipée que nous. Mon chef connaissait sa position distante de deux kilomètres de nous. Pour m’adresser au chef du maquis du Lot, le mot de passe que je devais utiliser était : « Hussard ». Le chef de groupe me dit de remonter mes manches de chemise, de laisser mes armes et me confia une hache pour me faire passer pour un jeune bûcheron si je tombais sur un groupe ennemi. C’est ce qui arriva, « terrorist, terrorist », je répliquai, la hache en l’air, « non, pas terrorist, moi bûcheron » et sortis ma carte d’identité. Ils me laissèrent poursuivre. J’appliquai à la lettre la dernière consigne de mon chef. : « Si les Allemands t’arrêtent au moment de repartir, ils te surveilleront du coin de l’œil, surtout ne te retourne pas un seul instant, sinon tu es mort ! » Ainsi je marchais, la hache posée sur l’épaule, et me répétais « ne te retourne pas ». Tout gamin que j’étais, je pris contact avec la 3ème Compagnie du Lot. Cette dernière dans un mouvement fit replier les Allemands, libérant le groupe, qui n’avait pas fini sa mission !

J.C.T.B. : Est-ce que tu peux me donner quelques éléments concernant la libération de Montauban à laquelle tu as participé, et dont les premiers éléments que tu m’as confiés, il y a peu de temps, me permettent de penser que toute la vérité, 60 ans plus tard, pose quelques interrogations à ceux qui ont pour mission d’en conserver la mémoire ?

Maurice Tournou: Il y a eu le 19 août 1944 pour l’A.S qui faisait partie du réseau Combat et l’après 19 août. Déjà, A.S ou F.F.I, pour nous, il n’y a jamais eu d’ambiguïté, car l’A.S, puis les F.F.I, cela ne représentait que l’Armée du général de Gaulle, et nos chefs n’étaient que militaires de carrière reconvertis en résistants. Ceci dit, voilà ma version et je disparaitrai sans qu’on ait reconnu que malgré la peine envers nos camarades perdus, ce sont bien les vivants qui l’ont gagnée cette bataille. J’ai participé au combat du Rond à Montauban. Nous étions quelques dizaines avec l’A.S. J’ai eu une petite blessure dans le feu de l’action, un éclat de grenade dans la joue (un examen récent par scanner a révélé ce corps étranger). Pendant ce temps, le Corps franc Pommiès se bigornait à la gare de Villenouvelle. Puis nous sommes passés dans ce qui est devenu la rue Galliéni. En 44, c’était des jardins de maraîchers, des vignes avec des murettes de briques. Nous avons été pris à partie par les Mongols et les Miliciens. Nous les avons repoussés jusqu’au cimetière voisin. Le seul moyen que nous avons eu pour nettoyer le lieu difficile à conquérir, grenades, grenades…D’ailleurs, par la suite, la méfiance qui nous habitait ne nous aurait jamais fait parler de ce fait-là. Qui en a rendu compte ? Puis, nous avons poursuivi vers la caserne Doumerc qui restait à libérer. Mon camarade Calvet était toujours dans les parages. J’étais pressé de rentrer dans ce quartier car il y avait quatre camarades résistants prisonniers : il fallait faire vite ! Arrivé devant l’entrée, l’arme cachée devant le groupe de l’A.S, j’ai entendu un « raoust gamin !». Effectivement, j’ai rapidement montré mes intentions. Puis, je vis un autre soldat allemand qui semblait s’enfuir de ce qui pouvait être un cagibi, une prison. J’y pénétrai et trouvai mes quatre camarades égorgés en train de râler (ce n’était pas beau). Cette chose-là a-t-elle été archivée ? Dans la cour, en un instant, une balle siffla juste au-dessus de ma tête et vint se ficher dans l’un des platanes. Je retrouvai le frigolin essayant de faire le mur au fond de la caserne. Bien entendu, le groupe de l’A.S avec Blaise Calvet suivait derrière faisant prisonniers des dizaines de soldats, que des Allemands !

J.C.T.B. : Mal équipés, mal habillés pour résister, vous avez tenu pour faire des actions de combat où vous étiez proches. Comment se fait-il qu’au niveau du réseau de l’A.S, la trace détaillée n’est pas présente ?

Maurice Tournou : C’est simple, nous avons eu de la chance dans nos groupes, il n’y avait pas de taupe. Pourquoi ? Parce que, à quelques exceptions près, nous ne nous connaissions pas. Mes camarades n’étaient pas de La ville Dieu, j’avais un nom de guerre « Poupette », et nous ne nous connaissions que par ces noms-là. Comme cela, une fois pris par la Gestapo, personne ne pouvait donner des informations personnelles sur qui que ce soit. Ensuite, après guerre, chacun reprit ses activités. C’était aux responsables de réseau à donner l’information sur les hommes et les activités réelles. Personnellement, je n’ai pas cherché à renouer avec ceux que je connaissais. Le curé Mézamat de La ville Dieu a su ce que j’avais fait. Le hasard a fait que deux de mes camarades, Montaret et Calvet, se sont demandés si un jour j’avais été reconnu par les anciens combattants. Ils s’en sont chargés très tard, peut-être trop tard. D’ailleurs, un an après, ils étaient morts tous les deux, eux avec qui j’avais partagé tant de dangers.

J.C.T.B. : Comment l’Armée Secrète à laquelle tu participais s’est-elle transformée en F.F.I ?

Maurice Tournou : Après le 19 août 1944, la guerre n’était pas finie pour le résistant « Poupette ». L’A .S du général de Gaulle, je n’ai pas parlé des F.T.P ! Ce réseau Combat est devenu F.F.I et avait pour appellation le 3ème Hussard F.F.I et l’on m’a fait signer un contrat dont j’ai conservé un exemplaire, avec mon brassard de résistant. Il a fallu nettoyer le Dépôt de Munitions de Montech (près de Montbartier), j’en ai fait la reconnaissance avec un camarade. Cela a pris quinze jours, j’appartenais alors au 2èmepeloton du 3èmeescadron. Nous nous sommes relayés à plus d’une centaine, jour et nuit, pour casser la résistance des Allemands et des Miliciens de ce dépôt.

J.C.T.B. : Te rappelles-tu un détail, des noms, concernant ce long événement ?

Maurice Tournou : Ce dont je me souviens assez précisément, c’est d’avoir été en reconnaissance avec le brigadier Mas. C’était après le nettoyage d’une petite partie du Dépôt de Munitions, au retour, pour rejoindre notre poste de commandement F.F.I. Il y avait des mines anti-personnel aux alentours des cabanons, des Allemands et des Miliciens avaient eu le temps de faire les taupes dans une cagna ! Alors que l’on nous tirait dessus, nous courions en zig zag, c’est à ce moment que le brigadier Mas marcha sur une mine. Couchés à terre tous les deux, il me cria « Poupette, va me chercher la chaussure ». C’était tout bête, dans le feu de l’action, je rampai pour récupérer la chaussure : le pied se trouvait à l’intérieur ! En un seul réflexe, j’enlevai ma ceinture du pantalon, lui fis un garrot, puis le chargeai sur le dos dans un dernier espoir de fuite. Nous eûmes la vie sauve grâce à nos compagnons non loin, qui entendant les détonations ripostèrent en feu nourri pour nous protéger (en parlant de trace, où est-elle l’archive d’une telle blessure !).

J.C.T.B. : En dehors des réponses que tu as formulées concernant la faible trace ou l’absence totale de renseignements concernant tes actes héroïques, qu’est-ce qui peut faire qu’un héros de la France dès l’âge de 14 ans, s’est tu, durant des années en devenant majeur ?

Maurice Tournou : D’abord en 1946, moi le plus jeune, j’ai ramené à bicyclette la jambe de mon père que l’on venait d’amputer à Montauban. Il mourut très rapidement des suites de cette vieille blessure de la Grande Guerre, sans savoir que son fils avait fait plus que son devoir. Ensuite, le jeune « Poupette » se retrouva rapidement forgeron pour soutenir sa famille et remplacer le « paternel ». Il y a loin de l’huissier de la Préfecture à la rude carrière qui m’attendait ! Effectivement, être résistant à quinze ans ne permettait pas d’être un chef de réseau. Cependant, il y a le silence dans lequel je me muai très rapidement. Ne revendiquant rien et tant mieux, car les années d’après guerre dans mon petit département, le petit gros silencieux avec des lunettes a rapidement observé que la France se reconstruisait et peut-être ne pouvait se reconstruire qu’avec de nouvelles entreprises dont l’origine des fonds n’était pas propre, des cadres volontaires au Service du Travail Obligatoire avec lesquels  il n’aurait pas été bon dire que l’on avait été un parfait patriote à 14 ans. Pire que cela, même les corps constitués de l’Etat dans le département avaient toujours des responsables en place, que le petit « Poupette », trop impliqué dans les réseaux ne pouvait que reconnaître en se pinçant les lèvres. Après tout, les parlementaires de ce département n’avaient-ils pas donné dès le départ le pouvoir à Pétain. Alors, comme l’on dit maintenant, je crois, en justice, qu’il y a sans doute prescription, leur identité disparaitra avec celle des survivants. Tant mieux, car les enfants de ces entreprises, de ces fonctionnaires zélés n’y sont pour rien. D’ailleurs, je voudrais que tu arrêtes là ces questions !

Pas de traces, pas de traces, il n’y a pas de traces, alors qu’exempté du service militaire pour service rendu pendant la guerre, en 1958, le myope a de nouveau été mobilisé auprès de la caserne Guibert comme gendarme auxiliaire. Mais tout cela m’est égal, pour moi ce qui compte, c’est ce que j’ai fait. Il fallait que je le fasse, je n’attendais rien en retour, ou plutôt si, un respect plus grand pour notre patrie, pour notre drapeau que je ne puis plus porter physiquement, si, j’aurais attendu un plus grand progrès dans le sens de l’Humanité.

N.B : Le questionneur n’a que peu d’importance dans cette affaire, cependant, comme ses deux sœurs, il n’a jamais entendu parler de résistance durant l’enfance et l’adolescence. Cela veut dire que ce témoignage oral, si approximatif (chronologie) de la part d’un homme aveugle de 76 ans, qui n’a habitué ni la société, ni personne à affabuler, constitue une mémoire authentique à préserver.

P.S : A la fin de la guerre, cet homme qui aimait la musique et le chant, échangea son arme de poing contre un instrument de musique et ne retourna jamais plus à la chasse. Il affronta une carrière dure et noble de forgeron sans jamais se plaindre de son sort. Petit homme frêle et courageux, après avoir appris le solfège en sciant du bois pour son professeur de musique, il fut remarqué pour sa voix exceptionnelle de ténor. Deux mécènes entreprirent de le placer en cuisine dans le plus grand hôtel-restaurant toulousain de l’époque pour subvenir à ses besoins, s’assurer un métier et intégrer le conservatoire de Toulouse. Ces deux protecteurs loupèrent un virage en automobile, c’en fut fini d’une carrière qu’aurait méritée le brave « Poupette », le destin de certains hommes est ainsi.