L'extraordinaire aventure de Sara "tuée" à bout portant par un soldat nazi/ texte de Henry Bulawko

Auteur de la fiche : De Frida Wattenberg - transcription Marc Fineltin

L’extraordinaire aventure de Sara « tuée » à bout portant par un soldat nazi/ texte de Henry Bulawko

C’était au printemps de l’an passé. Nous nous trouvions à Vienne, accompagnant 200 jeunes juifs se rendant en pèlerinage au camp de Mauthausen.

Il y avait la Talila, la jeune et belle chanteuse qui a donne une nouvelle jeunesse à la chanson Yddish, Bolek (Dov Hof), le sculpteur israélien a qui l’on doit la « Menorah » (chandelier) qui surplombe le ravin de Mauthausen, proche de la carrière de triste mémoire! Il y avait aussi Sara et sa fille (celle-ci, mère de famille, vit dans un kibboutz en Israël).

Nous étions allé rendre visite aux Sussman (Anni était encore de ce monde). Leur accueil avait été, comme à l’accoutumée, chaleureux. Nous avons admire les œuvres du grand artiste, ancien résistant et déporté au comportement exemplaire. Puis, ils nous parlèrent de leur activité pour que l’oubli ne vienne pas. Ils avaient collaboré à un livre de témoignages, qui venait de paraitre sur la participation des Autrichiens à la Resistance en France. Parmi les signataires on trouvait le nom d’Arthur (Gérard) London.

Je ne me souviens plus comment cela se fit, car elle est peu loquace quand il s’agit d’évoquer cette période de sa vie, mais Sara intervint à son tour.

Elle voulait évoquer un souvenir mais la parole, libérée, l’entraina probablement plus loin qu’elle ne s’y était attendue.

Et soudain, ce fut le silence, car l’histoire qu’elle nous conta, relevait de l’irréel, même pour ceux qui avaient connu Auschwitz.

Je la retranscris sur la base de notes prises à la hâte.

 

 » Je suis née a W…, une petite ville située sur le Bug, à 50 km de Varsovie. Il y avait une place centrale ou se trouvait le puits où les habitants, en grande proportion juive, venaient puiser l’eau.

Mon père possédait un moulin à sarrasin. Deux fois par semaine, il se rendait au marché pour vendre ses produits.

En 1939, quand la guerre éclata, ou plutôt quand les allemands assaillirent la Pologne, j’avais à peine treize ans. La vie des juifs n’avaient pas toujours été facile, mais on imaginait mal sur quoi l’invasion allemande allait déboucher. Le mois de Septembre 1939 fut marque par les combats menés par l’armée polonaise contre un adversaire plus puissant. Trois jours durant, on se battit pour le contrôle de notre agglomération. Quand les allemands y pénétrèrent, des tireurs d’arrière garde poursuivirent le combat.

Pendant les échanges de tir, un shrapnel pénétra dans la maison où nous nous terrions, blessant un de mes cousins au ventre. Affolé, son père (mon oncle) sortit demander du secours aux allemands. Ils le tuèrent sur place. Ce n’était qu’un avant goût de ce qui allait venir. Par mesure de représailles, contre le feu des tireurs polonais qui refusèrent de se rendre, les allemands rassemblèrent tous les hommes juifs et les emmenèrent. Nous n’avons appris que plus tard qu’on les avait pousses dans une fosse et tués à coup de grenade. Quand mon père s’apprêta à partir, la gamine que j’étais se jeta sur lui. Je me souviens que je l’embrassai dans sa barbe. Je ne savais pas alors que je ne le reverrais plus. Etait-ce la bataille ou y avait-on mis le feu mais notre petite ville fut rapidement la proie des flammes. Je me souviens que l’on cueilli tous les juifs et qu’on les en chassa. Les allemands avaient assez à faire et voulaient se débarrasser de nous. Tant bien que mal, nous partîmes droit devant nous, parcourant à pied les 28 km qui nous séparaient de Poltousk. Nous avons choisi de nous y rendre car nous y avions de la famille. Moins d’un mois plus tard, on nous chassa à nouveau en direction de la frontière. Les Russes nous fîmes bon accueil. Je me souviens que nous nous retrouvâmes à Byalistok, une importante métropole. La, on nous demanda ou on voulait aller; continuer vers l’intérieur de la Russie ou retourner en Pologne.

Moi, mes deux sœurs et deux cousines, toutes jeunes (âgées de 13 à 20 ans), nous avons choisis d’aller en Russie. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvées à Minsk (en Russie Blanche) jusqu’en 1941. J’y allais à l’école, alors que mes sœurs travaillaient.

En Juin 1941, quelques jours après l’agression allemande, les Nazis étaient à Minsk. Ils avaient commencé par bombarder la ville. Ma sœur cadette, Hava, disparut dans le chaos régnant, sans laisser de trace. A ce jour, je ne sais pas si elle a été tuée ou si elle a réussi à s’enfuir.

Mes cousines, ma sœur aînée et moi, nous primes le chemin de Kapule, un petit village niche au creux des collines.

Les Allemands allaient plus vite que nous. A Kapule, ils édifièrent un ghetto ou ils enfermèrent quelques milliers de juifs. Certains d’entre eux travaillaient à l’intérieur, d’autres à l’extérieur du ghetto. Il faut croire qu’alors la main d’œuvre fournie par les juifs prisonniers leur était précieuse.

Un jour, ils convoquèrent ceux qui ne travaillaient pas sous prétexte de leur donner des cartes de ravitaillement.

J’allais sur mes 15 ans, même si mon apparence fluette ne l’indiquait pas.

Ma sœur voulait que j’aille me faire enregistrer. Moi, comme mue par un pressentiment, je ne voulais pas. Croyant bien faire (elle craignait que je ne reçoive rien à manger), elle y alla pour m’inscrire contre mon gré.

En vérité, c’était une ruse pour « dénicher » les « bouches inutiles ». La même nuit, on est venu me chercher. Ma sœur m’imposa silence, murmurant: je vais y aller à ta place; avec ma carte de travail, je ne risque rien ».

Elle y est allée et on l’enferma avec 100 autres personnes dans un hangar. Le lendemain matin, j’allais roder autour du bâtiment. Je pleurais, voulant y entrer pour retrouver ma sœur. Deux jours après, ils ont creusé une grande fosse, y ont entassé leurs cent prisonniers et les tuèrent à coup de grenades. Je n’oublierai jamais que ma sœur s’était livrée à ma place. Quand j’appris ce qui s’était passé, je voulus me suicider ».

En évoquant ce dramatique épisode, la voix de Sara se brisa et elle se mit à pleurer. Silencieusement, sa fille se leva et quitta la pièce ou nous nous trouvions.

Aucun de nous ne dit mot, comme si nous sentions qu’il était inutile, sinon inopportun, d’essayer de l’apaiser. Au bout d’un moment, Sara se reprit et nous entraina a nouveau vers ces temps cruels que sauf Talila et la fille de Sara, chacun de nous avait vécu à sa manière.

 

 » C’était le premier massacre dans le ghetto. Un peu plus tard, ils rassemblèrent des centaines de juifs (qui n’avaient pas trouvé où se cacher), les enfermèrent dans la synagogue, et on les y massacra. Je me souviens encore des amas de corps ensanglantés qui gisaient alentour. Vers l’automne, ils décidèrent de liquider le ghetto, en mettant le feu aux maisons. Ceux qui étaient cachés durent quitter leurs abris. Les Allemands guettaient et les tuaient au fur à mesure qu’ils apparaissaient.

C’est la que se situe le point culminant de l’aventure de la petite Sara, survivante miraculeuse d’un massacre comme il y en a eu alors tant.

Elle réussit a sortir par une fenêtre arrière et s’allongea à terre. Une balle perdue lui érafla les fesses. Elle ne bougeait pas, couchée parmi de nombreux cadavres. Mais rendons-lui la parole:

 » Deux allemands vinrent examiner les corps, pour s’assurer qu’ils étaient bien morts. Ils me remarquèrent et l’un d’eux, me donnant un coup de pied, jura: « verfluchte Judin »- sale juive, tu es encore vivante. »

Il sortit son revolver et tira droit en direction de mon cœur. La balle, entrée par le dos, ressortit par le devant, passant à deux centimètres du cœur (on l’établit par la suite). Le sang se mit à couler des deux plaies et de ma bouche. Je me sentais mourir. Je restais là, allongée, sans remuer, convaincue que ma dernière heure était venue. Je me souviens avoir porté mes regards vers le ciel qui m’apparu d’un bleu incertain, strié de nuages. Je regardais les arbres alentours, que je croyais voir pour la dernière fois. J’étais jeune et je ne savais pas ce que c’était que mourir (les adultes le savent-ils davantage?). Et j’étais là à attendre la mort. Je ne ressentais aucune douleur. Soudain, il commença à pleuvoir et les allemands se retirèrent pour se mettre à l’abri. Je ne pouvais pas remuer les bras, mais j’avais remarqué à proximité une maison qui n’avait pas brulée. L’obscurité était tombée, je décidai de bouger et j’ai rampé jusqu’à la maison entrevue. Ne me demandez pas où j’ai pris les forces de grimper jusqu’au grenier. Là, je me trouvai face à face avec un homme tout noir. Se cachant, il était passé par la cheminée. Cet homme m’a aidé à coller ma chemise contre ma blessure pour arrêter le sang. Après concertation, on décida de s’enfuir chacun de son coté. Quand la nuit fut bien sombre, il me laissa partir la première. Je me heurtais souvent à des cadavres qui jonchaient le sol, mais je finis par me retrouver hors de la ville. Je marchai ainsi pendant trois jours n’ayant rien à manger mais buvant l’eau des caniveaux. Mon effort avait un but précis: atteindre la forêt ou je savais pouvoir trouver des partisans. M’étant égarée, je me retrouvais prés du village. Des paysans me virent et certains voulurent me livrer. Mais je m’enfonçais dans les buissons ou je disparus à leur vue (j’étais vêtue d’un imperméable vert), me fondant dans la végétation. Quinze jours et quinze nuits, je marchai, m’enfonçant dans la forêt. Je me nourrissais de mûres et buvait l’eau des ruisseaux. Quand je m’assoupissais (perdant conscience du danger encouru du fait de la présence des loups), je rêvais de mes parents, revivant les scènes d’un passé encore si proche. Je les voyais, m’apportant à manger et refusant de me donner la clef de la maison, comme s’ils ne voulaient pas que j’y retourne…Une femme russe me trouva endormie. Elle me réveilla doucement et me dit: « Petite juive, ne bouge pas, je vais te chercher à manger ». Elle revint comme promis. Quand je me fus restaurée (elle me conseilla de manger peu pour réhabituer peu a peu mon estomac à la nourriture), elle me dit d’attendre la nuit avant de poursuivre mon chemin. Cette femme devait être en contact avec la résistance car elle m’indiqua la route à suivre pour rejoindre les partisans. Je finis par les trouver et ils me soignèrent. Le juif noirci que j’avais découvert dans le grenier était là aussi. Le groupe de partisans était composé de Russes et de Juifs. Je restais deux ans en leur compagnie. Je me souviens de combats, d’embuscades, de fuites à travers la forêt inextricable. C’était dur, mais tous étaient résolus à combattre l’ennemi. Il fallait aussi combattre le froid, la faim, – on ne trouvait pas toujours du ravitaillement -, la maladie…. Mais je me souviens aussi de magnifiques veillées autour d’un feu ou nous chantions des chansons nostalgiques, au son d’une balalaïka…On disait que j’avais une belle voix. Comme le nombre des femmes augmentaient, on décida de les mettre à l’abri et ils voulurent que je me joigne à leur groupe. Mais je tins à rester avec les partisans pour venger ma sœur.

J’avais seize ans même si je ne les paraissais pas. En ce temps, on acquérait vite cette maturité que donne des expériences exceptionnelles…. »

Sara était sur le point d’enchainer sur cette remarque mais aussi soudainement qu’elle s’était mise a parler, elle se tut. Dans le silence qui s’installa un court instant, sa fille était revenue. Je revois encore le regard plein de tendresse d’Anni et d’Henri Sussmann. Quelqu’un remua, les respirations se firent plus libres. Sara dit quelque chose du genre: « je m’excuse de m’être laisser aller à évoquer des souvenirs aussi tristes. » Le silence quasi religieux dans lequel nous l’avons écoutée a du lui faire comprendre que ses souvenirs, maintenant, étaient aussi un peu les nôtres. Même si aucun des présents n’avaient reçu de balle, tirée à bout portant, et n’avaient miraculeusement survécu….