de Saint Julien Henri

Auteur de la fiche : Robert Badinier délégué régional de l'Association des Amis de la Fondation de la Résistance

Henri De Saint-Julien

UNE FIGURE EXEMPLAIRE DE LA RESISTANCE SPIRITUELLE

     Amputé des quatre membres, ce prêtre toulousain, sous l’Occupation, cachait des documents secrets dans ses prothèses pour passer la ligne de démarcation. Les Allemands ne l’ont jamais découvert.

     « La résistance spirituelle, comme enjeu de mémoire pour l’avenir », tel était le thème du colloque régional proposé en mai dernier aux élèves du lycée Théas par Robert Badinier, délégué Midi-Pyrénées de Mémoire et Espoirs de la Résistance. La rédaction du Courrier Français a fait écho cet été aux différentes séquences des communications réparties sur trois journées, pour susciter un état d’esprit de résistance face à l’inhumain. Dans le cadre de l’hommage rendu il y a quelques années aux religieuses de La Molle et aux jésuites de La Bastiolle, Robert Badinier avait souvent rencontré le père Bernard de Saint Julien, ancien supérieur de Saint-Théodard, l’un des grands témoins et acteur de la résistance spirituelle en Tarn-et-Garonne, pour préparer ces actions éducatives. Il lui a remis le témoignage poignant qu’il tenait à rendre à son frère Henri. Il constitue l’épilogue de la réflexion menée lors du colloque pour s’éveiller à la réalité spirituelle qui transfigure tout homme qui cherche à croître et à faire grandir en humanité.

     « On ne trouvera pas dans ces lignes un récit complet de la vie d’un être exceptionnel. C’est un simple coup d’œil sur ce qu’il était, sur ce qu’il a réalisé, sur le témoignage qu’il nous a donné. Amputé des quatre membres, à la suite de ses blessures de guerre, il a gardé pendant cinquante ans une activité étonnante.

     Officier de la Légion d’honneur, cité à l’ordre de l’Armée en 1940, résistant, membre du Comité de Libération de Toulouse en 1944, il est resté pendant plus de trente ans très actif dans les groupes de jeunes qu’il animait. Cependant, blessé, meurtri, avec des prothèses qui le faisaient souffrir, il n’aurait pu agir comme il l’a fait, s’il n’avait recueilli autour de lui de nombreuses sympathies.

     Madame Cambon, d’une famille toulousaine de cheminots, l’avait accueilli dans sa maison familiale. Pendant plusieurs dizaines d’années, elle a participé activement à toutes les actions d’Henri auprès des jeunes. Monsieur Gérard Bapt, député socialiste de Toulouse, appréciait Henri et c’était réciproque. Après la mort d’Henri, il écrivait : « ayant connu l’Abbé de Saint Julien, en activité dans la Côte pavée, j’avais apprécié sa personnalité et son action, et je suis heureux d’en témoigner ».

     L’équipe de prêtres de la paroisse Saint-François d’Assise, à Toulouse, avec laquelle Henri a travaillé pendant trente ans, l’a accueilli fraternellement jusqu’à sa mort. L’abbé Henri ne faisait aucune distinction entre les personnes, leur origine ou leur opinion. Il gardait cependant une priorité pour les jeunes, auxquels il a donné le meilleur de ses activités.

     Pendant sa vie, il a cherché en toute chose ce qui favorisait l’union entre les hommes et le respect de leur dignité avec l’ardente volonté de construire des ponts ou du moins des passerelles entre eux. Il disait qu’il avait fait son devoir, c’était tout, et que tout cela n’avait rien d’extraordinaire. »

1913-1939 : sa jeunesse, sa famille

     Henri de Saint Julien est né à Montech, dans le Tarn-et-Garonne, le 29 novembre 1913. Il est le troisième fils de François de Saint Julien (1881-1916), né à Cahuzac dans le Gers et de Marie-Louise de Lafon Boutary (1883-1981), née à Montech. Mgr Marty, évêque de Montauban, présidait la cérémonie de leur mariage à Montech en l’église Notre-Dame de la Visitation, le 24 mai 1010. Le 19 juillet 1916, mort au front de François de Saint Julien. Henri est pupille de la Nation.

     Il gardera pour sa ville natale une grande affection. Il aimait ce coin de terre où il avait vécu enfant, au milieu de sa famille, qui comptait plusieurs sénateurs et plusieurs maires de Montauban et un maire de Cahors. Chaque fois que c’était possible, il revenait à Montech, trouvant ici le calme et la paix que l’agglomération toulousaine ne pouvait lui apporter.

     Encore très jeune, Henri témoigne d’une volonté qui n’abdique pas. Lorsque les choses ne vont pas à son idée, et qu’on lui résiste, il ne cède pas. Cinquante ans plus tard, la Dépêche du 15 janvier 1966 écrira en parlant d’Henri de Saint Julien : « son attitude restera toujours la même : un refus obstiné d’être dominé par les circonstances quelles qu’elles soient, une volonté implacable de servir. » Dans une lettre à un ami, Henri, faisant allusion à ses jeunes années, écrira modestement : « j’étais fragile, instable et immature. »

1939-1942 : soldat de l’idéal

     En 1937, Henri est directeur du service commercial des Papeteries de France en Tunisie. Deux ans plus tard, le 28 août 1939, il est mobilisé à Tunis au 4ème régiment de Zouaves. Il est volontaire pour le corps franc et la radio du bataillon. Aux mois de mai et de juin 1940, après des combats acharnés, son régiment est dispersé. Henri rejoint des troupes combattantes et poursuit le combat. Il est cité à l’ordre de l’Armée. Plus tard, il sera fait officier de la Légion d’honneur.

     Le 23 juin 1940, il est fait prisonnier près d’Arras. Première tentative d’évasion. Il refuse de travailler pour les Allemands. Au Kommando 934, il est traduit devant le tribunal militaire pour   « insoumission et refus de travail ». On notera que dans ses lettres et ses écrits de guerre, Henri mettra toujours Allemagne et Allemand avec un grand A, par respect pour l’adversaire. Les Allemands l’enferment dans une prison militaire ; nouvelle tentative d’évasion dans le train qui le conduit en Allemagne.

     Dans la nuit du 31 décembre au premier janvier, il s’évade de son camp vers 22 heures. L’alerte n’est donnée qu’à minuit. Henri et deux de ses camarades évadés avec lui avaient deux heures d’avance. Dans une lettre datée du 26 février 1979, Henri écrit : « Notre date de départ du Kommando, le 31 décembre au soir, était calculée. C’était pour les Allemands les festivités de fin d’année, les beuveries et nous pûmes rapidement franchir les barbelés, malgré les chiens et les sentinelles. Malheureusement, dans l’escalade, je perdis mes gants confectionnés avec ma literie. »

     Henri raconte : « J’entendais les chiens, des bruits de moteurs, mais la neige en tombant avait effacé nos traces. Nous marchions de nuit en rase campagne, guidés par une boussole, parfois même imprécise. Mais le froid fit des ravages, notre marche se ralentissait. Un de nos camarades était malade. La nourriture était gelée. Vaincu par le froid, gelé, gangréné, repris par les Allemands, hospitalisé, j’ai perdu spontanément mes mains et mes pieds. J’ai gardé l’espérance et lutté jusqu’au bout. »

     Il est hospitalisé dans la Sarre. Le docteur allemand qui le voit lui dit qu’un jour de plus, c’était la mort. Un de ses camarades d’évasion meurt le lendemain de son hospitalisation. Les Allemands admirent son courage et, lorsqu’il est rapatrié en France, le 21 juin 1941, à la ligne de démarcation, l’armée allemande lui rend les honneurs.

     En France, il est hospitalisé à Roanne d’abord, puis à l’hôpital de Purpan à Toulouse. Cela va durer quatorze mois. Henri est de nouveau amputé des deux jambes. Il est réformé et démobilisé le 13 juillet 1942. C’est dans ces années qu’Henri, qui se rendait à l’hôpital de Purpan pour voir d’anciens camarades hospitalisés, est renversé au passage d’un tramway. Les roues écrasent ses jambes articulées. Dans l’affolement général, des témoins accourent : « Les jambes, les jambes ! ». Henri leur crie : «  Ce n’est pas grave : les jambes, j’en ai une autre paire à la maison… ».

     Il participe avec foi et enthousiasme à la lutte de la résistance toulousaine au Service des Renseignements Inter-alliés du colonel Grouard. Il fait partie du Front national (mouvement de résistance) et il est membre du Comité de Libération de Toulouse en 1944.

     Certains journalistes ont écrit qu’il se servait de ses prothèses pour cacher les documents secrets qu’il transportait en Suisse. Henri précise dans une lettre qu’il ne cachait les documents dans ses prothèses que pour franchir la ligne de démarcation. »

 Chanoine Bernard de Saint Julien

1942-1950 : avec les jeunes

     « Les dix années qui suivent son séjour à Purpan auraient pu être des années d’adaptation et d’activités ralenties. Henri, au contraire, va multiplier ses activités. Pendant dix ans, il fait le catéchisme aux enfants de la paroisse Saint François d’Assise à Toulouse. « Même dans ces années, dira l’archevêque de Toulouse, aux obsèques d’Henri, il a vécu une vie apostolique auprès des jeunes, avec un entrain et une audace qui nous confondent d’admiration. »

     Il s’occupe activement d’un groupe de jeunes, « les cadets de Saint François ». Certains n’ont pas de bicyclette ; il s’en procure, et le voici pédalant avec eux sur les routes toulousaines. De nombreux enfants de Toulouse n’ont ni de vraies vacances, ni de loisirs organisés. Pour eux et pour leur famille, il crée un centre et une colonie de vacances à Saint Pierre la Mer. Il en est le directeur actif pendant seize ans.

     Il est secrétaire de l’Union Régionale Sportive de l’Enseignement Libre. De 1946 à 1950, il est administrateur de la Fédération des Prisonniers et Invalides de Guerre. En raison de ses activités, il est diplômé de « Jeunesse et sports ». Il est président de l’Etoile Olympique de Toulouse-Montaudran. Il fonde l’Etoile Olympique de Rangueil, et en est le président pendant plusieurs années. Une telle action ne pouvait passer inaperçue. En venant voir Henri, Gérard Bapt lui disait : « Je sais ce que vous faites pour les Toulousains. S’il faut vous aider, je suis là, vous pouvez compter sur moi. »

1950-1966 : soldat de Dieu

     Henri fait une demande pour rentrer au Grand Séminaire de Toulouse, en vue de recevoir l’ordination sacerdotale. Le cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, accepte malgré les empêchements prévisibles. Il y rentre au début du mois d’octobre 1950. Malgré ses amputations et ses prothèses, il a le même programme et les mêmes activités que tous les séminaristes.

     En 1951, au mois d’avril, le cardinal Saliège le fait appeler et lui dit : « Allez à Rome. C’est votre devoir. Voyez le pape. » Il part pour Rome sous la direction du chanoine Cabaussel. Le pape Pie XII se montre « réservé, mais extrêmement bienveillant ». A plusieurs reprises, il donne à Henri sa bénédiction. La réserve du pape s’explique par la décision prise par la Congrégation Romaine des Sacrements, de ne pas accepter l’ordination de quelqu’un qui n’a pas de mains, et Pie XII a voulu tenir compte de cet avis.

     La réponse arrive comme prévue, « non expédit ». Ce n’est pas opportun. Henri apprend la décision de la Congrégation Romaine, le 8 août, alors qu’il se trouve à Montech. Il écrit, le 9 août 1952, au père Cabaussel : « Je n’ai point de mot pour exprimer mon émoi… vous voudrez bien exprimer à son Eminence, toute ma gratitude… J’offre mes souffrances à son intention pour le diocèse… ». Il ajoute dans cette même lettre : «  Evidemment, s’il demeure le moindre espoir d’aboutir, je n’hésiterai pas à poursuivre mes études ».

     Il rencontre au Vatican Mgr Veuillot, futur archevêque de Paris, qui lui dit cette parole prophétique : « Attendez ». L’attente va durer plus de dix ans… Au mois d’avril 1964, Henri rencontre Mgr Garonne, archevêque de Toulouse, successeur du cardinal Saliège. Il lui explique son désir de recevoir au moins le diaconat. La réponse le comble de joie. Mgr Garonne devait écrire au Vatican et voir le pape Paul VI au début du mois de janvier 1965, à l’occasion du concile. Les événements se précipitent. Paul VI retire son dossier, convoque l’archevêque de Toulouse, lui donne son agrément, et donne un chapelet à Henri. Celui-ci écrit : « J’appris la nouvelle dans la lumière de Pâques ».

1966-1997 : l’abbé Henri de Saint Julien

     Au mois d’octobre 1965, Henri de Saint Julien retourne au Grand Séminaire de Toulouse. Il écrit : « En quelques semaines, je reçus tous les ordres, le diaconat le 31 décembre, et la prêtrise par Mgr Garonne, le 6 janvier 1966 ». C’était l’anniversaire du jour où Henri était ramassé sur une route d’Allemagne les pieds et les mains gelés, presque mourant. Il écrit : « C’était le soir de l’épiphanie ; je suivais mon étoile ; vingt-cinq ans après, jour pour jour, j’étais ordonné prêtre ».

     « Ordination exceptionnelle », écrit le Figaro. « Ordination exceptionnelle, celle d’un très grand mutilé de guerre de 51 ans, M. Henri de Saint Julien », écrit la Dépêche du 7 janvier 1966, qui poursuit : « Il n’aura pas fallu moins qu’une autorisation spéciale du pape Paul VI, pour que l’archevêque de Toulouse puisse conférer la prêtrise à cet authentique héros, qui donne ainsi depuis près d’un quart de siècle, un admirable exemple de volonté, d’esprit de sacrifice, d’amour du prochain. Telle est, esquissée à grands traits, la belle figure de M. de Saint Julien qui représente la permanente victoire de l’esprit et de la volonté, qui donne une dimension supplémentaire à l’homme. En vérité, l’un des plus dignes de figurer dans cette galerie des êtres les plus extraordinaires que je ne sais plus quel digest propose de temps en temps à notre admiration et à notre respect ».

     Pourquoi ce qui était impossible avec le pape Pie XII deviendrait possible sous son successeur ? Le concile Vatican II qui se tenait à Rome à ce moment-là, venait de préciser un point important de la doctrine des sacrements : « Le sacrement de l’Ordre est donné par l’imposition des mains ; l’onction des mains est toujours obligatoire, mais n’entre pas dans la validité du sacrement ». Dès lors, l’obstacle principal concernant la validité du sacrement, n’existait plus.

     L’ordination d’un prêtre qui n’a plus ses mains est un fait rarissime dans l’Histoire de l’Eglise. Il n’existe que deux exceptions : celle du père Jogues, missionnaire au Canada au dix-septième siècle,  ceux qu’il était venu évangéliser lui avaient coupé les mains ; et celle de l’abbé Henri de Saint Julien, ordonné le 6 janvier 1966.

     Mgr Garonne, archevêque de Toulouse, nomme l’abbé Henri de Saint Julien, prêtre auxiliaire à la paroisse Saint François d’Assise à Toulouse, là même où en 1947, il avait commencé à faire le catéchisme aux enfants. Pendant trente années, il va exercer son ministère tout en continuant une activité auprès des jeunes.

     Amputé des quatre membres, le corps mutilé, déchiré, emprisonné dans des appareils, et cela pendant 50 ans, mais aussi une volonté de servir et faire face quoi qu’il arrive, c’est l’image que gardent de lui ceux qui l’ont connu.

     Sa vie est le signe que, dans l’homme, il y a plus que l’homme : le signe du triomphe de l’esprit. Au mois de janvier 1996, il subit encore une nouvelle amputation à l’extrémité de son bras gauche, amputation rendue nécessaire par la maladie. Henri avait un cancer. Il meurt le 13  avril 1997. Jusqu’à la fin, il a gardé sa connaissance, mais il ne parlait plus. Il nous laisse l’exemple de sa vie. »