Semprun Georges

Auteur de la fiche : Pierre Assouline

Georges Semprun


Il y avait  du Quichotte en Jorge Semprun qui vient de mourir à 87 ans. Mais un Quichotte façonné par le chaos du XXème siècle. Il était l’enfant de la guerre. Elle l’a fait de pied en cap. Il n’en est jamais sorti. Tant et si bien qu’il semblait toujours en guerre contre quelqu’un ou quel chose. Trois guerres si intériorisées qu’elles en étaient devenues personnelles : la guerre civile espagnole, l’univers concentrationnaire à Buchenwald, l’activisme communiste dans la clandestinité jusqu’à ce qu’en 1964, Santiago Carillo ne fasse exclure « Federico Sanchez » (son pseudonyme) du PCE pour divergences sur l’attitude à adopter vis à vis du pouvoir franquiste. Quelques mois avant, il avait publié Le Grand voyage, le premier de ses grands livres, analyse sensible et lucide des totalitarismes. Mais c’est dans l’écriture de scénarii, de dialogues et d’adaptation pour Resnais (La guerre est finie) et Costa-Gavras (Z, L’aveu, Etat de siège) qui s’est véritablement purgé non de ses illusions, mais de ses certitudes. Il y aura d’autres livres, Netchaïev est de retour, Adieu, vive clarté, Quel beau dimanche !, La deuxième mort de Ramon Mercader et surtout L’écriture ou la vie. S’il n’y en avait qu’un à emporter, ou si l’on n’a jamais lu Semprun, c’est par ce dernier qu’il faut commencer car il y est entièrement, jusque dans ses contradictions. Il suffit de citer les deux réflexions qu’il y avait placées en épigraphe tant elles éclairent son projet d’exorcisation de la mort par l’écriture quand bien même écrire renverrait à la mort.

La première est de  Maurice Blanchot : « Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir ».

La seconde est d’André Malraux : « … je cherche la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité ».

La vie même de ce séduisant séducteur, devenu l’archétype de l’intellectuel européen marqué par l’esprit de combat, fut romanesque. Revenu en Espagne à l’appel du chef du gouvernement Felipe Gonzalez, le ministre de la Culture laissa un souvenir pour le moins contrasté. Trop individualiste, trop brutal dans son franc-parler, trop anticommuniste, trop critique. Il recouvra vraiment sa liberté en rendant ses habits de ministre au bout de trois ans. (c’est l’un des aspects abordés par les multiples hommages qui lui sont rendus ce matin dans El Pais). Il était une « grande conscience » qui se distinguait aussi par sa manière d’incarner l’esprit de résistance. Non dans l’indignation sous le coup de l’émotion, mais dans la réflexion et l’analyse. Comme si le Français et l’Allemand en lui réfrénaient les ardeurs de l’Espagnol, la mémoire demeurant le fil de ses identités multiples (voir le passionnant entretien accordé à nonfiction.fr). La patrie de ce cosmopolite (beau mot dès lors qu’on n’en fait pas une insulte et que de tels hommes l’incarnent), ce n’était pas sa langue mais son langage, où il logeait toute communication quelqu’en soit le support. Le français était celle de l’écriture, l’allemand celle de la réflexion, l’espagnol celle de la sensibilité, et tout cela fait un excellent européen qui n’écrivait jamais sans interroger le langage à l’œuvre derrière la langue. Sans la littérature, Jorge/ »Georges » Semprun n’eut été qu’un grand témoin de l’Histoire. Elle lui a permis de transcender les évènements pour les faire accéder à une toute autre dimension. Ainsi fut-il de la poignée d’hommes rares qui nous ont ouvert les yeux. Fervent défenseur des Bienveillantes de Jonathan Littell, le juré Goncourt appelait de ses vœux une appropriation de l’univers concentrationnaire par une jeune génération de romanciers qui oseraient enfin ce que leurs prédécesseurs s’étaient défendus : « Car seule la littérature peut dire la vérité de ce que nous y avons vécu ».On lui souhaite de creuser sa tombe au creux des nuages. Nul doute qu’il y transporte le chêne de Goethe enraciné à Weimar, tout près de Buchenwald. Quand on y a été à 20 ans, on a choisi son camp pour la vie et au-delà. Jorge Semprun a fini par déposer les armes. Pour lui, la guerre est vraiment finie.

Dans notre, mon souvenir, ce sera toi, Jorge, le souvenir. Le travail de soi sur soi du souvenir, dont tu fis à la fois ton éthique et ton art. La polyphonie des réminiscences, le contrepoint des coïncidences, la fugue grise et bleue et toujours recommencée de la mémoire involontaire, cela aura deux noms désormais. Deux titulaires. Proust, pour les duchesses, et Semprun, pour les militants. Avec le même goût du serpentin et du spiralé, des incises et des reprises – la même ivresse des va-et-vient chronologiques, et la même exigence de précision. Et nous voilà à présent moitié Guermantes moitié rouge espagnol, un pied faubourg Saint-Germain, l’autre à Buchenwald. Les grands auteurs recrutent large. Leur musique devient la nôtre, avec le temps.