Christophe Francine

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Francine Christophe

Francine Christophe: Résistante – Déportée Francine témoigne

On se souviendra peut-être de ce petit groupe de 80 enfants juifs, gardés en France pendant quelques temps, avec le statut d’otages non « déportables », parce qu’ils étaient de pères prisonniers de guerre. Propagande ! * « Vous voyez, nous les mettons dans des camps, puisque nous arrêtons tous les juifs, mais comme nous respectons la Convention de Genève, nous ne les déportons pas. Ce sont des otages ».

Bref, en mai et juillet 1944, les otages furent enfin déportés, par les convois 80A et 80B, en direction de Bergen-Belsen, qu’on appelait à l’époque camp de séjour. On y envoyait souvent les rebuts des autres camps, ceux qui ne pouvaient plus travailler parce qu’épuisés par les conditions concentrationnaires. Bergen était, comme l’a dit le docteur Fréjafon un « bagne sanatorium » ; dans notre humour noirâtre. « C’est la vie qu’il fallait subir. La mort, c’était la liberté », a dit Louis Martin-Chauffier

Lorsque le 14 juillet arriva, nous prîmes une grande décision : chaque femme possédant un vêtement bleu, ou blanc, ou rouge, devait le prêter aux cinq femmes de tête. Le 14 juillet 1944 au matin, un groupe d’épouses de prisonniers de guerre français, décoré de l’infamante étoile jaune, partit au travail, sur la Lagerstrastrasse au pas cadencé, le premier rang nippé de bleu-blanc-rouge, en chantant la Marseillaise.

Ce souvenir nous émeut encore, les vieux enfants que nous sommes. Nous approchions du mois d’août. Plus tard, nous ne saurions plus rien, ni le jour, ni l’heure. En 1944, nous savions encore que nous approchions du mois d’août. Le 20, c’était l’anniversaire de ma mère ; elle avait dit, sans doute au cours d’un bavardage :

« Tiens, le 20, j’aurai 37 ans. Robert les a depuis le 12 juin. » (Elle ne l’oubliait jamais).

Claude Tcherka, l’un de nos aînés, dont le père était au Xc à Lubeck avec le mien, un grand garçon sympathique et souriant déclara : « Puisqu’elle a accepté d’être chef de baraque, faisons une fête pour son anniversaire. »

Ah ! Ça alors, quelle idée, mais quelle idée !

Pas de représentations sans répétitions. Les femmes partaient, ein, zwei, drei, vier, fünf, nous commencions.

Conciliabules secrets dans les coins les plus noirs de la baraque, phrases répétées brutalement coupées par un « loss-loss, raus », vite-vite, dehors, rires silencieux brusquement interrompus par un ordre aussi guttural qu’illogique, chanson murmurée soudainement étouffée par l’appel, ou la soupe, ou le coucher. Mais vaille que vaille, par bribes, par à-coups, nous avancions. Le plus facile était encore d’aller aux latrines : nous étions sûrs de n’y voir aucun Kapo ! Alors, là, on s’en payait des répliques !

Au milieu de « sous-hommes », (peut-on dire sous-femmes ?), pliés de douleur par la dysenterie, nous avions du génie. La mémoire revenait ; ce que l’école de la République nous enseignait dans l’effort, ce savoir universel, qui devait faire de nous, filles et garçons « l’honnête homme » fleurissait comme le muguet en mai. Personne n’aurait pu imaginer une telle éclosion en un tel lieu. Et pourtant !

Pan ! pan ! pan ! Les trois coups du théâtre de Bergen-Belsen. Lever de rideau ! Comme me le rappelle Maurice Zylberstein, le rideau était une espèce de chiffon blanc (blanc douteux) qui ressemblait à un drap, peut-être une sorte de « sac à viande » apporté de Drancy, tenu de chaque côté de la « scène » par nos mains enfantines. On le levait, on l’abaissait au début et à la fin de chaque numéro. L’illusion fut parfaite. Elles étaient là, les femmes, sales, le cheveu court, tassées, pressées, dans un coin de la baraque puante ; impatientes, puis attentives… Pan ! pan ! pan !

CHŒUR DES PROVINCES FRANÇAISES .

Oui, nous étions patriotes, magnifiquement et naïvement patriotes, élevés par des parents patriotes et reconnaissants, par des « maîtres » et des « maîtresses » dévoués, pédagogues sans connaître le mot, respectueux de l’ordre établi respecté par tous, amoureux de la Liberté qui s’arrête là où elle dérange celle de l’autre, nous enseignant l’amour et l’admiration dus à la Patrie, avec des mots simples.

A l’école, ils nous faisaient chanter la Marseillaise en nous expliquant son origine et pourquoi on n’en chantait plus qu’une petite partie.

Après on chantait ! Rares étaient les écoles qui ne présentaient pas un chant de leurs terroirs. On apprenait ces chants folkloriques grâce à la maîtresse de musique, qui passait une fois par semaine dans chaque classe avec son harmonium portatif actionné par une manivelle et porté par deux élèves. Dans les petites écoles campagnardes, à une ou deux classes de plusieurs sections, le maître ou la maîtresse devenait maître de musique.

Nous connaissions donc tous ou presque tous au moins un de ces chants :

 Le p’tit quinquin

 J’irai revoir ma Normandie

 Allobroges vaillants

 La Paimpolaise

 Montagnes Pyrénées

 Au pays du Berry

 La Bourrée Auvergnate

 C’est à Loterbach

 Sont les filles de La Rochelle

 En passant par la Lorraine

 Je suis fier d’être Bourguignon

(avec ma bonne mémoire, je les sais tous encore)

 Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine. Et malgré vous, nous resterons Français. Vous avez pu germaniser le plaine Mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais !

Ce chant là nous faisait trembler. Les femmes qui le pouvaient reprenaient les refrains avec nous. Nous avions appelé cette fin « chœur des Provinces Françaises » ; oui, tout le monde y mit son cœur. Quitte à en pleurer après.

Alors la fête… un moment éblouissant. Là dans la baraque .sombre, entre les châlits à trois étages, avec le banc et la table (qui seraient supprimés plus tard par faute de place, suite aux arrivées massives) une vingtaine d’enfants pouilleux de trois à quinze ans vont réciter, chanter, danser, se donner la réplique, la tête dans les nuages, même si les pieds scandaient les rythmes sur la terre battue, humide et sale.

. La fête inconnue, la fête ignorée, la fête cachée, la fête en douce, la fête secrète, la fête en fraude fut une vraie résistance d’enfants, au milieu des horreurs, et avant l’enfer.

Personne ne devait savoir ce que nous concoctions, car nous risquions des brimades, des punitions, la privation de soupe, l’appel de représailles de tant d’heures debout, des coups, l’agenouillement dans les pierres, la séparation d’avec nos mères !!

La fête fut peu bruyante, sans cris, sans haussements de voix. Même quand un numéro allait tout de travers, ou qu’on en oubliait la moitié, ou que l’on se cassait la figure, ce qui arriva plusieurs fois. Mais quelle importance. Pas même un Kapo ne l’entendit, ces Kapos terribles armés du Gummi, qui faisaient ripaille le dimanche en oubliant de temps en temps d’appeler pour la soupe, ou en gardant pour eux notre pain noir, aussi noir que leurs âmes.

Nous ressentions cette fête, et je me permets de parler au nom de mes camarades, comme un réel acte de Résistance.

Nos mères avaient défilé le 14 juillet, nous avions chanté le 20 août, date inconnue, qu’importe, nous pouvions l’oublier, puisque ce jour-là, nous, les enfants, dans la pénombre du « Block » venions d’affirmer notre force. Notre force de rire, de chanter, de penser.