Raymond Aubrac : Ma première rencontre avec Serge Ravanel

Rencontre prévu le 05/05/2009

Ce fut l’une de mes premières rencontres avec Serge Ravanel, Le 15 mars 1943, il y a 66 ans, notre local de la rue de l’Hôtel de Ville, à Lyon, était envahi par la police et transformé en souricière, Maurice Kriegel et moi, nous étions neutralisés sous bonne garde. On sonne à la porte. Un policier ramène Serge au bout de son gros révolver. « Tes Papiers ». La main de Serge sort de sa poche avec une matraque télescopique et la bagarre s’engage. D’autres policiers surgissent. Il se bat avant d’être maîtrisé. Cet homme n’a peur de rien.

Comment se construit un des chefs de cette Résistance qui va jouer son rôle dans la libération de notre pays ?

Ce n’est pas son passage à l’.Ecole Polytechnique qui va lui enseigner les règles du combat clandestin. A cette époque, il n’accepte pas la soumission de la patrie, mais il ne connaît pas bien les ressources humaines qu’il va falloir mobiliser et n’a pas encore identifié tous les adversaires. C’est un polytechnicien qui écoute le Général Cochet, mais admire et respecte le Maréchal Pétain, le bouclier, et le Général de Gaulle` l’épée. Mais il n’est pas à l’aise avec les images d’Épinal. Pour lui, il faut agir et combattre. On n’attend pas l’avenir, on le prépare. Il apprendra bien plus dans la cellule de la prison St Paul et dans nos discussions entre camarades. J’apprends à écouter, dit-il, Mais il ne se contente pas d’écouter. Il participe aux débats qui animent les résistants sur les grands choix de la stratégie. Dès son évasion, à laquelle j’ai eu le bonheur de participer, il a choisi ce qu’on appelait « l’action immédiate », qui s’opposait à une résistance organisée pour attendre le « Jour J ». L’action correspond à son tempérament. C’est dans l’action qu’on entraine ses camarades et qu’on contraint l’adversaire à la défensive.

Dans la création et la direction des Groupes Francs, Serge Ravanel va déployer ses qualités de meneur d’hommes. Une perception pleine de finesse et de chaleur humaine le met en sympathie directe avec ceux qu’il doit influencer et qui vont le suivre. Optimiste, il distribue l’espoir, l’assurance de gagner. C’est l’optimisme qu’ont partagé tous les résistants y compris tous ceux qui, à Londres, ont rejoint le Général de Gaulle. Les missions qui lui sont offertes le conduiront jusqu’aux responsabilités nationales des Groupes Francs du Mouvement Libération, il deviendra le chef des Groupe Francs des Mouvements Unis de Résistance (M.U.R.) avant d’être adoubé par le Conseil National de la Résistance. Il a compris la stratégie du combat clandestin, et il saura l’imposer.

Je ne pourrai jamais oublier qu’il est de ceux à qui je dois la vie. Après l’arrestation de Caluire, avec Jean Moulin, dans le scénario conduit par Lucie, il faut attaquer en plein Lyon en pleine ville un camion de la Gestapo solidement défendu, transportant une quinzaine de prisonniers. C’est le Groupe Franc organisé et entraîné par Serge Ravanel qui réussira l’attaque. Serge lui-même, blessé l’avant-veille en s’évadant d’une arrestation par la feldgendarmerie n’a pas pu y participer. Mais qui d’autre que lui aurait eu assez d’audace et d’optimisme pour se lancer dans l’aventure

Au printemps de 1944, après tant d’actions et d’expériences, il est envoyé à Toulouse chargé d’une mission singulière, une mission qui illustre la manière dont s’établissaient les hiérarchies dans ce qu’on a appelé « l’Armée des Ombres' ». Le responsable de chacun des échelons de commandement ne peut pas être nommé par voie d’autorité par l’échelon supérieur. Il faut qu’il soit choisi par ses pairs ou accepté par eux. Au mois de mars 1944, alors qu’on sait que le débarquement est proche, il a été impossible de faire accepter dans la région R4, celle de Toulouse, qui groupe 10 départements, un responsable accepté par les maquis, l’armée secrète, les F.T.P., les groupes francs. Serge est envoyé pour résoudre ce problème: on sait que les combats de la Libération seront nécessairement décentralisés. Après des débats difficiles les camarades de la région R4 lui demandent à l’unanimité, à lui qui n’est pas candidat, de prendre le commandement. A 24 ans il est nommé colonel par le Général Koenig qui, à Londres, est commandant des Forces Françaises de l’Intérieur.

Commander les FFI, une région, environ 60,000 hommes pendant les combats de la Libération

– empêcher ou retarder les déplacements de l’ennemi vers les fronts de débarquement,

– organiser la libération des villes et leur défense,

  • causer à l’adversaire le plus de pertes possible,- remplir ces missions dans les conditions de la clandestinité, face à une répression féroce.

Avec des hommes comme Jean Cassou, qui fut blessé, et Jean-Pierre Vernant, Ravanel réussit à coordonner les actions de ses troupes. La région avait elle-même, avec ses propres forces, assuré sa libération. Les FFI capturèrent plus de 10.000 prisonniers.

La réussite de Serge Ravanel, c’est la preuve de ses qualités de discernement et de négociation, de sa capacité à conduire une équipe, de son autorité naturelle. Il fut fait Compagnon de la Libération.

La visite du Général de Gaulle le 1er septembre fut une déception pour Serge et pour les responsables de la Résistance. Mal informé, le Général s’était mobilisé contre un désordre annoncé, contre un désordre qui n’avait pas eu lieu. Il ne comprenait pas la confiance, l’enthousiasme qui montait vers lui d’une foule bariolée avec ces Espagnols qui combattaient pour la France. Aux F.F.I. qui rêvaient d’une armée nouvelle, il enjoignait de se ranger dans les casernes ou de rentrer chez eux.

Cest quatre jours après cette visite que Serge, blessé dans un accident de moto, transporté au Val de Grâce, dut mettre fin à ses activités dans la Résistance et dans la Libération. Quelle extraordinaire trajectoire ! Le lycéen plein d’équations différentielles et de géométrie dans l’espace entre à l’École Polytechnique et, moins de cinq ans plus tard le voici conduisant dans les combats des dizaines de milliers de volontaires…. C’est un trait de lumière qui nous éblouit encore, dans cette époque si noire. Comment est-ce possible ?.Il est vrai que la tragédie de la défaite et de l’occupation nazie a mis en évidence des hommes et des femmes, maintenant disparus, que les évènements ont révélés à eux-mêmes et à nous,

Chez Serge Ravanel, le socle est un patriotisme intransigeant. Il est servi par un courage d’exception, une intelligence en constante alerte, la confiance en soi, et cette qualité de contact humain qui génère l’attachement, la solidarité, la fraternité. Je voudrais ajouter la curiosité qui veut comprendre, et l’optimisme qui incite à entreprendre.

Après ces cinq années qui l’ont amené dans l’équipe de tête le jeune ingénieur, resté modeste, n’a jamais cherché à faire carrière ou fortune. Il va s’établir comme ingénieur consultant, pratiquant les techniques les plus variées. Il a travaillé pour le groupe Dassault, pour l’Institut Pasteur, pour les Ponts et Chaussées. Je l’ai vu construire quelques uns des premiers postes récepteurs de télévision. Au début des années 1980, il entra au cabinet du Ministre de la Recherche, Jean-Pierre Chevènement et participa à lorganisation du Colloque national sur la recherche et la technologie.

Mais il a conservé le contact avec ses camarades de Toulouse et de la Résistance. Il savait ce qu’il leur devait, ce que la France leur doit. Il savait combien les jeunes des écoles, des collèges et des lycées écoutent avec passion les récits des anciens, des vieux résistants, des vieux déportés, pour savoir ce que leurs pères ont vécu, et finalement pour savoir qui ils sont. La mémoire entre au patrimoine national. Il faut la conserver, l’analyser, et il faut la mobiliser pour préparer l’avenir Serge Ravanel a consacré les vingt dernières années de sa vie, ayant créé l’AERI, l’Association pour l’Etude de la Résistance Intérieure, à retrouver pour les transmettre, ce que furent, dans toute la France, les actions, les combats, les souffrances aussi, de ces femmes et de ces hommes. Il s’est employé à communiquer aux jeunes les valeurs qui les animaient, dont la jeunesse est l’héritière. C’est la transmission et le partage du patrimoine, pour préparer l’avenir.

Raymond Aubrac