Le 18 Juin 1940 et ses prolongements par J.L Crémieux-Brilhac

Rencontre prévu le 16/11/2009

Conférence donnée à la Sorbonne le 16 novembre 2009

L’acte du 18 juin 1940 est un phénomène extraordinaire. Au lendemain du jour où, dans une France en déroute, le chef du gouvernement, un maréchal couvert de gloire, a appelé les Français à cesser un combat sans espoir, un général inconnu du grand public, le plus jeune de notre armée,( il n’a reçu les étoiles à titre temporaire que depuis trois semaines), ose lancer sur la radio de Londres un appel à poursuivre la guerre. Audace et sacrilège ! Il rompt avec la tradition qui veut, depuis Danton, qu’on n’emporte pas la patrie à la semaine de ses souliers, il rompt avec le devoir militaire de discipline ; il sera, pour des mois, le seul officier général d’active à choisir l’insubordination puis la rébellion, et sans aucun dirigeant de la IIIe République pour soutenir son action. L’acte du 18 juin est extraordinaire à un autre titre. Il l’est par le contenu de l’appel. Car cet appel n’est pas seulement le cri du patriotisme outragé, c’est une démonstration en forme de syllogisme. Deux sortes de raisons, explique le Général, commandent de poursuivre le combat. Des raisons tactiques et stratégiques d’abord : nos armées ont été vaincues par la tactique allemande et par l’emploi massif des chars et des avions ; l’Allemagne pourra être vaincue, sera vaincue par deux ou trois fois ou dix fois plus d’avions et de chars. Des raisons géopolitiques ensuite : cette guerre est bien plus que le troisième acte d’une querelle franco-allemande comme le croient la plupart des Français, elle est une guerre mondiale qui ne fait que commencer et des forces immenses n’ont pas encore joué. De Gaulle est convaincu, sans le dire publiquement, que les Etats-Unis et l’Union soviétique entreront dans le conflit. Il pourra affirmer que « La France a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre. La phrase lapidaire n’appartient pas au texte de l’appel, elle figure en tête d’une affiche en forme de manifeste qui fut placardée en Grande Bretagne à partir du 3 août 1940 et qui est souvent confondue avec l’appel et même souvent reproduite comme étant l’appel. Elle n’en est pas moins imprimée à juste titre dans les mémoires. Ce raisonnement dont la lucidité paraît plus stupéfiante avec le recul du temps, de Gaulle est en mesure de le tenir d’abord parce qu’il est de Gaulle, je veux dire parce qu’il est de longue date un officier non-conformiste qui n’a pas peur de dire non, parce qu’il croit à l’efficacité de la volonté humaine en histoire, et parce qu’il a un culte quasi religieux pour la France et se sent un devoir impérieux de responsabilité envers elle. S’il se croit en mesure d’anticiper l’issue de la guerre, c’est parce qu’il a lutté vainement pendant six ans pour faire accepter une réforme de l’armée. Depuis 1934, il a écrit et répété que, grâce à la motorisation, la guerre à venir ne serait plus une guerre immobile comme celle de 1914 et qu’il fallait donc nous doter d’une force de frappe sous la forme d’un corps motorisé et blindé puissant et rapide : les Allemands l’ont fait, nos généraux s’y sont refusés. La défaite lui a donné dramatiquement raison. Ainsi le 18 juin 1940 est la rencontre d’un homme et d’un évènement. De Gaulle ne craint pas s’opposer au Maréchal parce qu’il le connaît bien et le considère comme un grand homme mort en 1926, mais aussi parce qu’il a été membre du gouvernement Reynaud depuis le 5 juin -onze jours seulement qui lui ont fait connaître Churchill et lui ont donné l’assurance que l’Angleterre ne cèderait jamais. L’Angleterre relevant le défi d’Hitler, la guerre ne faisait que commencer. L’appel du 18 juin a une dernière vertu. Il affirme que notre défaite est due avant tout à des causes de technique militaire et non à la trahison, à la Ve colonne, au Front Populaire, à l’esprit de jouissance de la population ou à la lâcheté des soldats. Pour de Gaulle, les déplorations et flagellations où se complaît le nouveau gouvernement français ne sont pas de mise. Les Français ne doivent pas avoir honte d’eux-mêmes. Ce n’est pas eux qui sont coupables comme on l’affirme en France, c’est au contraire le Maréchal qui est le premier responsable de la défaite, lui qui n’a rien fait pour changer un système militaire mauvais. De Gaulle n’hésite pas à le mettre explicitement en cause dans un nouvel appel radiodiffusé en date du 25 juin. Je mentionne cet appel, car si celui du 18 est le commencement de tout, les appels des jours suivants n’en sont pas séparables. Ils forment un tout. Chacun accentue la rupture avec le gouvernement de Bordeaux. Ainsi le 22 juin, de Gaulle affirme « nécessaire de grouper, partout où cela est possible, une force française aussi grande que possible » afin que la France reste présente au combat : « Moi, général de Gaulle, j’entreprends ici, en Angleterre, cette tâche nationale ». Le 28 juin, il est reconnu par le gouvernement britannique en tant que chef des Français .Libres ». Il peut annoncer la création d’une force française terrestre, aérienne et navale, il invite tous les Français qui le peuvent à s’y joindre. Et désormais il ordonne. L’impact : une opinion à conquérir Quel impact cet appel ou ces appels ont-ils eu ? Par « impact », j’entends leur retentissement dans l’opinion publique. Il a été très limité sur l’instant. Le contraste est immense entre l’écho immédiat et l’importance que nous y attachons. Un journaliste qui allait devenir le plus brillant commentateur de Radio Londres pendant quatre ans, Pierre Bourdan, a écrit que l’appel aura été comme la pierre que lance un montagnard sur un névé : la surface neigeuse frémit à peine et c’est ensuite, très lentement qu’elle s’ébranle et glisse, dans un mouvement qui lui-même s’étend et se propage jusqu’à provoquer une avalanche dans un bruit assourdissant. Il voyait juste. Combien de Français de France ont entendu l’appel ? Difficile à dire. Les journaux de la moitié sud du pays l’ont mentionné et en partie reproduit ; le bouche à oreille a joué. Le fait est que la majorité des Français en ont eu connaissance. Parmi les soldats épuisés et démoralisés qui l’ont connu, la première réaction a été souvent mauvaise, violente parfois : « Il veut qu’on continue à se faire casser la gueule » entend-on. Les traînards de la débandade n’en peuvent plus et ne voient pas plus loin.. Quant à la masse des civils, elle s’en remet à Pétain : qui pourrait mieux juger la situation que lui, le vainqueur de Verdun. Chacun pense qu’il résistera de son mieux aux Allemands. Pour quelques uns, cependant, l’appel a ranimé l’espoir : Daniel Cordier, dans son livre magnifique On l’appelait Caracalla retrace la réaction d’une famille patriote et raconte comment il a aussitôt décidé de rejoindre Londres en entraînant 16 de ses camarades. De jeunes Bretons et les marins de l’île de Sein font de même, et de même des isolés au Maroc, à Chypre, en Egypte, au Liban. En Angleterre 900 soldats de la 13e demi brigade de Légion étrangère optent pour de Gaulle. Mais tout compte fait, les ralliés sont bien peu nombreux. Sur la quarantaine de milliers de militaires français présents en Angleterre à la fin de juin, la plupart choisissent d’être rapatriés. A la mi-août, les volontaires en Grande Bretagne ne sont que 6 000. Dans l’Empire, aucun des grands chefs militaires n’a répondu aux appels de De Gaulle. Néanmoins de petits groupes de patriotes au Tchad, à Brazzaville, à Tahiti, en Nouvelle Calédonie, font appel à lui ; grâce à eux, une suite de coups de force hardis rallie ces territoires. Il y a ainsi à la fin d’août 1940 non seulement des Français Libres mais une base de terres françaises qui permettra de parler d’une France Libre. En France même, passé la vague de départs vers l’Angleterre de juin-juillet 40, les références à de Gaulle sont rares. On sait qu’il existe, mais la France est assommée par le désastre et la puissance allemande est écrasante. Les rapports de police font mention de faits isolés. Des foyers écoutent le soir le programme de la BBC « Les Français parlent au Français » et les cinq minutes du porte-parole de la France Libre, Maurice Schumann. Le 11 novembre 1940, les étudiants qui manifestent à l’Arc de Triomphe portent deux gaules symboliques ; en décembre, une classe d’un école de Pau est signalée comme ayant répété en chœur le slogan de la BBC « Radio Paris ment, radio Paris ment, Radio Paris est allemand » ; en janvier 1941, le journal clandestin de Paris Libération fondé par Christian Pineau s’affiche comme organe des Français Libres et dans son numéro 5 il se fait l’écho d’un appel de De Gaulle invitant les Français à manifester le 1er janvier en faisant le vide dans les rues de 15 à 16 heures : on saura que la consigne a été largement suivie en Bretagne et dans le Nord. En janvier-février 1941 se produit un phénomène étrange et généralement ignoré, l’exode massif de 5000 habitants du Pas-de-Calais qui fuient la zone interdite et viennent passer la ligne de démarcation près de Châteauroux avec des visas ou en fraude pour se réfugier en zone dite libre ; parmi eux la police rend compte au ministre de l’Intérieur que plusieurs centaines de jeunes veulent rejoindre de Gaulle. En février 1941, toujours d’après la police, une plaisanterie court dans Marseille : les tramways marseillais seraient gaullistes, car ils ont deux gaulles et quatre roues. En mars, la campagne des V lancée par la BBC a un large écho : des écoliers tracent à la craie sur les murs le signe V encadrant parfois une croix de Lorraine. Fait plus significatif, le 2 avril 1941, le gouvernement de Vichy décide qu’une série d’émissions de radio officielles clôturée par Pétain lui-même dénoncera le général félon et les crimes du gaullisme ; c’est bien la preuve qu’il ne laisse pas indifférent. Dans le même temps, toutefois, le journal clandestin du parti communiste L’Humanité stigmatise de Gaulle comme le laquais de la City, et les journaux clandestins qui apparaissent en 1941, Les Petites Ailes, Défense de la France, Combat, Franc-Tireur, Libération de zone sud, manifestent une indifférence totale à l’égard de De Gaulle et les ralliements à la France Libre sont minimes. C’est au printemps 1942 que tout change avec la rencontre entre la France Libre et les mouvements de résistance. L’artisan en est Jean Moulin. De Gaulle tient à renforcer son autorité face aux grands alliés anglais et américains en s’appuyant sur les mouvements ; eux ne peuvent se développer davantage sans appui extérieur. Le ralliement des mouvements de résistance de zone non occupée, Combat, Libération, Franc-Tireur, et du parti socialiste clandestin se fait sur la base d’un document capital, la Déclaration aux mouvements que de Gaulle leur a fait parvenir à la fin d’avril 1942. Ce ralliement est concomitant avec un basculement de l’opinion publique déjà sensible au printemps 1942 et qui va se précipiter dans les mois suivants au rythme des premières grandes défaites allemandes, puis en novembre, sous le coup de l’occupation totale de la France. Lorsque de Gaulle appelle les Français de la zone non occupée à manifester dans les rues le 14 juillet 1942, le mot d’ordre est suivi de façon voyante dans vingt-sept ville et massivement à Lyon et à Marseille. Dès lors, tous les journaux clandestins saluent de Gaulle pour leur chef, l’Humanité clandestine elle-même se réclame de la France Combattante et reprend son mot d’ordre, « La libération nationale est inséparable de l’insurrection nationale ». La conjonction France Libre-Résistance devient totale en mai 1943, toujours grâce à Jean Moulin, quand est institué le Conseil national de la Résistance. C’est désormais fort du soutien unanime des formations résistantes et d’une opinion patriote qui ne croit plus à une victoire allemande que de Gaulle peut opérer la conjonction dans la guerre de toutes les terres françaises libres et de toutes les forces françaises en constituant avec le général Giraud à Alger le 3 juin 1943 le Comité français de la libération nationale, un gouvernement d’unanimité nationale qui se proclamera le 3 juin 1944 Gouvernement Provisoire de la libération. Quand les alliés débarquent en Normandie, la grande majorité de l’opinion publique est acquise à de Gaulle. De larges zones du territoire dans le Jura les Alpes et le Massif central sont contrôlées par des autorités résistantes qui se réclament du CFLN. Quelques semaines encore, et l’insurrection nationale embrasera la France, une armée française reconstituée débarquera en Provence, la division Leclerc et les résistants parisiens libèreront Paris. Un million de Parisiens acclament de Gaulle quand il descend les Champs Elysées le 26 août 1944. Les prolongements : dus à une action exceptionnelle au service d’un dessein politique Si ces succès éclatants sont bien consécutifs à l’appel du 18 juin, il faut comprendre qu’ils n’étaient nullement acquis au lendemain de l’appel. Il a fallu pour que la prédiction du 18 juin devienne réalité l’énergie farouche de De Gaulle et l’esprit passionné qui fut celui des Français Libres et c’est l’histoire de la France Libre qu’il faut ici retracer. : « Non, vous n’êtes pas la France, vous êtes la France combattante », dira Churchill à de Gaulle en septembre 1942. Pour prouver que la France Combattante était bien la France et que lui-même et les siens étaient en mesure d’assumer les pouvoirs de la République, de Gaulle a mené pendant quatre ans une action multiforme, militaire, diplomatique, administrative, législative et de propagande, au service d’un dessein politique poursuivi hors de France qui était de restaurer l’indépendance, la souveraineté et la grandeur françaises. Il a fait en sorte d’abord, on l’a dit, que pas un seul jour des Français soient absents des combats, c’était le sens des appels de juin 1940. Puis il s’est acharné à « faire rentrer morceau par morceau l’Empire dans la guerre ». D’un mouvement patriotique au départ, il a fait une entité politique sous l’autorité du Comité national français, un quasi gouvernement ayant son journal Officiel, de présentation identique à celui de la République française, et ses timbres frappés du monogramme RF et de la Croix de Lorraine, un gouvernement devenu l’incarnation de la légalité républicaine face au gouvernement de Vichy dont il a dénoncé le caractère inconstitutionnel. Ainsi s’est amorcée dès 1941, loin de la métropole, une reconstitution de l’Etat Il n’a pas craint de s’opposer à ses grands alliés, à Roosevelt surtout, qui croyant voir en lui un aspirant dictateur et à coup sûr un gêneur, ont tenté de le brider, puis de le briser, en lui opposant le général Giraud. Il leur a tenu tête. Il a fait du Comité d’Alger un gouvernement de guerre incontournable qui, flanqué d’une Assemblée consultative provisoire largement représentative de la nation résistante, a restauré la légalité républicaine en Afrique du nord puis méthodiquement préparé les voies du retour à la démocratie dans métropole libérée. Ce gouvernement, maître de la totalité de l’Empire colonial français sauf l’Indochine et soutenu par la Résistance intérieure, a acquis toutes les apparences de la légitimité, bien que ne pouvant avoir la sanction des urnes. Dans le même temps, il s’était imposé aux mouvements de résistance ; il a pu dire que sans lui et sans Moulin, il y aurait eu des résistances mais non la Résistance. Entre le printemps 1943 et le débarquement en Normandie, les délégués de la France Libre ont créé en France occupée, en liaison avec le Conseil de la Résistance, ce qu’on a pu appeler un Etat clandestin prêt à prendre le pouvoir sur le territoire libéré au nom du Gouvernement provisoire ; les délégués de la France Libre dans la clandestinité ont regroupé sous un même commandement toutes les formations combattantes de la résistance dans le cadre des Forces françaises de l’Intérieur. A l’appel du commandement londonien de l’Etat-major FFI, elles ont contribué vaillamment à la Libération. De Gaulle lui-même, débarquant à Bayeux le 14 juin 1944, coupe court aux velléités alliées de superviser l’administration du territoire libéré. y installe un commissaire de la République, symbole de l’autorité incontestée de son gouvernement. Après avoir affirmé, incarné, imposé pendant quatre ans la souveraineté française, il peut déclarer le 26 août 1944 à l’Hôtel de ville de Paris qu’il n’y a pas lieu de proclamer la République car elle n’a pas cessé d’exister. Au terme de tant de combats et d’épreuves, le résultat est éclatant. La France vaincue de 1940 fait en 1945 partie des puissances victorieuses. Elle est présente et signataire lors de l’acte de capitulation de l’Allemagne et du Japon, elle bénéficiera d’une zone d’occupation en Allemagne et en Autriche et d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Rien de tout cela, n’était acquis au soir du 18 juin 1940, mais tout cela en est le prolongement. Comme l’a dit Maurice Schumann, lors du concours de la Résistance de 1988, sans de Gaulle et sans le 18 juin 1940, les alliés auraient gagné la guerre, mais il n’y aurait pas eu Bir Hakeim, il n’y aurait pas eu Leclerc entrant victorieusement dans Paris, il n’y aurait pas eu LA Résistance , mais des résistances, il n’y aurait pas eu, au lieu de la France coupable et honteuse du maréchal Pétain, la France victorieuse de 1944 dont nous gardons avec fierté l’image. Il n’y aurait pas eu chaque année depuis 70 ans la commémoration du geste rebelle du 18 juin 1940 où l’on peut symboliquement reconnaître, conjointement avec le 14 juillet 1789, l’acte fondateur de notre France d’aujourd’hui.