Héritage de la Résistance dans le Droit

Rencontre prévu le 02/07/2001

Accueil des Bâtonniers TEITGEN et MATTEOLI par François Archambault.

Hommage au professeur Pierre Henri TEITGEN par M. Roland SADOUN.

Duo des 2 Bâtonniers sur l’héritage institutionnel, juridique et judiciaire de la Résistance :

  • le Bâtonnier François-Xavier Mattéoli, Vice-Président de MER.
  • le Bâtonnier Francis Teitgen.

Archambault remercie le Bâtonnier Teitgen de nous accueillir à la Maison du Barreau pour l’assemblée annuelle de MER dont il est membre.

MER a tenu à prolonger son assemblée par un débat sur un thème pas encore abordé par l’association : « L’héritage juridique de la Résistance dans le droit d’aujourd’hui ».

MER et la Fondation de la Résistance, représenté par son Président Jean Mattéoli, ont tenu à rendre hommage à un grand résistant, le professeur Pierre-Henri Teitgen, grand juriste, fondateur du mouvement Liberté. Pour ce faire, ils ont fait appel à un ami, grand résistant, Roland Sadoun qui a été à Montpellier, élève du professeur Teitgen, son garde du corps et qui est resté son ami.

  1. Roland Sadoun a dirigé après la guerre l’IFOP (Institut français d’opinion public).

Roland Sadoun :

« J’aurais à parler de la vie d’un homme, et en particulier de l’activité Résistante d’un  homme qui a eu une vie toutes à fait exceptionnelle pendant la période de la guerre. Je vais essayer de centrer mon propos pour parler essentiellement de ce que j’ai pu connaître. Je vais surtout parler des années 1941-1942. Je vais parler de ce qui s’est passé il y a 60 ans.

A propos d’Henri Teitgen, il existe deux ouvrages remarquables :

  • Faites entrer le témoin suivant, d’Henri Teitgen lui-même : témoignage remarquable sur sa vie, notamment pendant la guerre.
  • Une première résistance, Liberté, le groupe de Montpellier, ouvrage préparé par Jacques Dupuis (U) avec le concours de Pierre-Henri Teitgen et de tous ceux qui au début ont créé la première cellule de « Liberté » dans le cadre des activités de Montpellier.

J’ai connu Henri Teitgen en 1941. Il avait 18 ans. Il était réfugié à Montpellier. Le plus fort message que je peux laisser, c’est ma participation pendant ma première année de droit au cours de droit constitutionnel de Pierre-Henri Teitgen. C’était un vaste amphithéâtre. Plusieurs centaines d’étudiants se réunissaient plusieurs fois par semaine pour écouter Pierre-Henri Teitgen qui avec courage, avec une voix tout à fait inoubliable, en tant que grand juriste, s’exprimait sur le droit constitutionnel.

Pierre-Henri Teitgen, à cette époque, a refusé de parler des textes constitutionnels de 1940 pour se consacrer essentiellement à des analyses plus historiques, ce qui lui permettait des régressions très importantes. Il faut faire un travail d’imagination pour se souvenir de ce que pouvait représenter le talent d’un grand juriste s’exprimant plusieurs fois par semaine devant des centaines d’étudiants dans le cadre d’une faculté et pour exprimer des sentiments qui étaient extrêmement à l’opposé de ce que le gouvernement de Vichy pouvait exprimer.

La France en 1941 était dans une situation dramatique. Pierre-Henri Teitgen, officier de réservé évadé, gaulliste, chrétien convaincu, brillant juriste, a enseigné aux étudiants de Montpellier le courage, la liberté, l’espoir d’une victoire finale des alliers et de l’humanisme démocratique. Il refuse donc de commenter les actes constitutionnels et réserve des allusions à l’actualité la plus sévère à des conférences qu’il destine à des groupes chrétiens. Toujours avec fermeté et avec prudence, ses auditeurs et ses étudiants viennent ensuite le voir. Pour moi, après avoir entendu beaucoup de choses depuis 60 ans, ce sont les plus beaux actes intellectuels et moraux que je connaisse. Je voudrais lire très rapidement la lettre que Madame Teitgen a bien voulu me faire parvenir, lettre que P.H. Teitgen a adressé le 4 décembre 1943 au doyen de la Faculté de droits de Nancy après sa révocation :

« Monsieur le doyen, j’accuse réception de copie d’un papier par lequel Monsieur Abel Bonnard me révoque définitivement de mes fonctions de professeur de droit j’ai préféré les chemins du devoir à ceux de la trahison et même de la roublardise… Je ne reconnais aux agents de l’organisme généralement dénommé gouvernement de Vichy aucun pouvoir, du genre de celui que s’est attribué Monsieur Bonnard »

Il est très entouré par ses amis, professeurs, par ses collègues résistants, par François de Menthon qui a été cofondateur avec lui de Liberté en septembre 1940, fondateur aussi du journal Liberté qui a tiré jusqu’à 50000 exemplaires diffusés depuis Marseille. Il a aussi l’appui de René Courtin, modèle de lucidité, de rigueur et de courage, professeur de droit et d’économie politique, Lévi-Strauss et Marc Bloch qui venaient chez lui. Lévi-Strauss qui a été mon professeur de philosophie avant ma première année de droit. J’ai été en philosophie l’ami de Jean Maspero, garçon remarquable, qui était le fils du grand sinologue, et qui a été tué au moment de la Libération.  Marc Bloch qui a été mon professeur d’histoire économique pendant que je faisais mes études de droit. Je salue la présence ce soir de son fils, Etienne Bloch. Marc Bloch était beaucoup plus retenu. Je n’ai pas eu avec Marc Bloch le type de relation que j’ai pu avoir dès ce moment là avec Pierre Henri. En juillet 1942, le professeur Teitgen a quitté Montpellier pour rentrer dans la clandestinité la plus totale. Il a été accueilli à Lyon par Menthon.

Je dois quand même vous dire, où vous l’avez peut-être deviné, je n’ai pu suivre les cours de Pierre-Henri Teitgen, avec les lois scélérates de Vichy concernant les juifs que parce que mon nom figurait sur la porte de l’université de Montpellier comme admis au « numerus clausus ». J’ai fait partie des 3% d’étudiants qui étaient admis à suivre les cours. Mon frère qui est ici, suivait lui-même les cours de la faculté de médecine. Ces lois honteuses, qui n’ont provoqué aucune réaction, si ce n’est de la part de quelques amis, chez qui nous avons trouvé mon frère et moi, ma famille, où nous étions réfugié à Montpellier des amis très chers, qui je dois dire ont toujours fait preuve à notre égard, sur tous les plans, et notamment comme résistants, une compréhension et une gentillesse considérable. Je voulais simplement souligner qu’en plus du caractère patriotique que j’avais dans mon action, la révolte que j’avais contre le régime de Vichy pour ses orientations, en plus de mon anglophilie très ancienne malgré mon âge, J’avais une motivation d’action considérable. Pierre Henri Teitgen a été mon professeur. Il m’a beaucoup inspiré en tant que tel. Il a été aussi un grand résistant. Je vous parlerais que de la partie à laquelle j’ai été associé, c’est à dire le mouvement Liberté. Il donc été co-fondateur du mouvement Liberté avec François de Menthon en septembre 1940. Il l’a fait avec un groupe de démocrate chrétien avec François de Menthon, Marcel Prélot, avec René Capitan, Alfred Cosploret ( ?). Il a tout de suite été appuyé par des étudiants un peu plus âgé que moi, de Montpellier ou Nîmes qui ont apporté un concours déterminé à son action, à la fois sur le plan de la propagande et de l’information, et même sur le plan de l’action (…). Je vais citer les noms de Robert Roustan, de Robert André, de Fonsoux, de Jacques Dupuis, d’Engurger et bien d’autres que je ne vais pas citer ici. C’est à travers mon ami Jean Michaud, qui est mort plus tard à Dora, et Etienne Bloch que j’ai pu rentrer en rapport avec Pierre-Henri Teitgen. Je salue également Jean Bloch qui est ici ce soir et qui a été aussi un étudiant de Pierre-Henri Teitgen à cette époque.

Pierre-Henri Teitgen a ensuite participé à la création de Combat à Grenoble en novembre 1941 avec Henri Frenay. Il a quitté Montpellier en 1942 s’effaçant devant Henri Frenay et il est rentré dans une clandestinité totale. Si je puis dire avec respect, malgré sa famille et grâce à sa famille. Malgré sa famille, car nous savons tous quand on avait une femme, des enfants, des responsabilités, l’engagement, qu’il s’agisse de rester en France ou de rejoindre le Général de Gaulle,  représentait un effort que bien peu n’ont pas su faire et je le regrette profondément, notamment quand on connaît l’évolution ratée d’un certain nombre d’officier de carrière.

Pierre-Henri Teitgen est rentré dans la clandestinité totale. Sous le nom de Tristan, il a fait beaucoup de choses. Ses frères, en particulier son frère Paul que j’avais peu connu à l’époque, et son frère François, ont été aussi très actifs, sans parler naturellement du rôle qu’a été joué par leur père, le bâtonnier Teitgen qui a été arrêté et déporté. Moi-même je me suis évadé de France et d’Espagne en 1943. Je suis passé très rapidement à Alger, envoyé par le Général de Gaulle en Angleterre. Je suis revenu en Normandie. J’ai été en Allemagne et j’ai terminé la guerre en Indochine ou du moins en Chine et j’ai participé aux conversations et aux négociations difficiles avec Hô Chi Minh pour rentrer en France fin 1946 et c’est à ce moment là que j’ai revu Pierre-Henri Teitgen et nos amis. Pendant ce temps là, Pierre-Henri Teitgen a été Secrétaire général du Comité général des études où il a joué un rôle considérable auprès d’hommes éminents dont j’ai rappelé les noms tout à l’heure. Il a été Secrétaire général provisoire de l’information en 1943 et il a été l’adjoint de Parodi de janvier à juin 1944 au Comité français de libération nationale. Arrêté le 6 juin 1944. Sur cette action de Résistance, je ne peux pas m’empêcher de vous dire que j’étais frappé, car je connaissais leur lien mais pas à ce point, de vous lire ce que Michel Debré, qui a été un grand ami et comme nous le savons tous a été un homme très actif dans une Résistance proche de celle de  Pierre-Henri Teitgen dans la 2ème phase de ses activités. Miche Debré a écrit « j’ai admiré en lui l’homme d’action dont l’impatience, le goût du risque et l’efficacité s’ajoute à l’imagination, le bouillonnement des idées et une parole catégorique et habile. Infatigable et irréprochable, il était dans la Résistance respecté et aimé de tous ». Je peux rajouter parce que certains m’en ont parlé, il a été dans une période très difficile un conciliateur efficace dans le cadre du Comité d’étude. Par deux fois, Pierre-Henri Teitgen a refusé de rejoindre le Général de Gaulle en Angleterre ou à Alger, d’autres l’ont fait. Pierre-Henri n’a pas voulu le faire. Il a retrouvé le Général de Gaulle à Paris en 1944. Il a rencontré le Général de Gaulle au Ministère de l’information d’abord, puis au Ministère de la Justice. J’ai été un ami de Pierre-Henri Teitgen après la guerre. Je n’avais aucune intimité avec lui dans la première période mais nous avions naturellement une très forte sympathie réciproque et après la guerre il se trouve que pendant les deux périodes dont je peux souligner les dates, de 1945 à 1948 (la IV ème République) et ensuite de 1958 à 1997, j’ai revu Pierre-Henri Teitgen. Entre1945 et 1958, il a joué des rôles importants dans le Gouvernement de la IV ème République. Comme François Archambault le disait tout à l’heure, il se trouve que je suis rentré à l’IFOP en 1953, j’ai donc eu à connaître de la vie politique à travers mes activités professionnelles. J’ai pu à ce moment là du reste, apprécier beaucoup les qualités que Pierre-Henri mettait dans l’exercice de ses fonctions difficiles dans le cadre d’une IV ème République qui n’a pas su régler le problème de la colonisation et qui s’est empêtré dans les problèmes constitutionnels. De 1958 à 1997, Pierre-Henri Teitgen a joué un rôle. Il était membre du Comité consultatif constitutionnel en 1958. Il a eu ensuite de très grosses réticences. J’ai trouvé une citation de lui parlant du Général de Gaulle dont il s’était méfié à ce moment là, alors qu’il avait été un grand gaulliste pendant la guerre : « L’absolutisme éclairé du Général, sans doute, mais plein de périls pour l’avenir ». Il a eu une crainte que certains ont partagée de bonne foi et d’autres de très mauvaise foi. Et c’est à ce moment là que j’ai eu avec Pierre-Henri des relations plus espacées, mais qui je dois dire sont restées extrêmement confiantes et extrêmement affectueuses. Nous avons eu ensuite, grâce à l’Amicale des anciens de Combat et de Liberté, beaucoup de relations qui je dois le dire ont été le plus souvent très franches, sur des sujets qui parfois pouvaient nous opposer les uns aux autres, et en particulier le sujet de la Résistance, certaines arrestations, certains drames. Nous n’avions pas toujours le même point de vue les uns et les autres, et en particulier avec Henri Frenay. Mais je dois dire que j’avais une très grande communion de pensé et d’analyse avec Pierre-Henri.

Pierre-Henri a été l’inspirateur de beaucoup d’actes de ma vie. Je lui suis donc très reconnaissant pour tout ce qu’il m’a appris quand j’avais 18 ans à une période particulièrement difficile. Il n’a certainement pas été considéré comme le plus grand résistant et l’homme avec le plus de responsabilité dans la Résistance. Mais je dirais qu’il a été sûrement un de ses plus grands précurseurs, sûrement un grand modèle de la Résistance. Et ça, ce sont des qualités et des éléments qui me paraissent absolument indispensables à souligner lorsque l’on parle de lui. Je vais laisser aux deux bâtonniers, fils d’amis, la parole. Il y a deux noms que j’associe à Pierre-Henri Teitgen pendant la guerre. Il y a le Général de Gaulle, sauveur de la France à deux reprises ; et il y a Winston Churchill, artisan principal de la défaite du nazisme. Alors le rapprochement vous apparaîtra peut-être un peu osé, mais je l’ai fait du fond du cœur. Je vous avais laissé entendre que je parlerais avec beaucoup de franchise. Ma franchise m’amène a dire que pour moi le souvenir de Pierre-Henri est un souvenir que j’associe aux valeurs les plus hautes de la Résistance.

Bâtonnier François-Xavier MATTEOLI

Vous le savez peut-être, Mesdames et Messieurs, Francis TEITGEN et moi sommes amis depuis longtemps. Comme l’un et l’autre nous sommes issus du même moule syndical « l’Union des jeunes avocats », et même si nous avons un peu vieillis, aujourd’hui nous sommes bâtonniers, lui du premier barreau de France et moi du deuxième. Cela fait, vous en conviendrez, un certain nombre de points communs, mais ce n’est pas celui là qui nous réunit : ce qui nous réunit aujourd’hui c’est d’être fils de Résistant, et si cette filiation ne nous donne manifestement aucun droit, même pas celui de parler devant vous, elle nous impose au contraire des devoirs. Et si elle nous impose des devoirs, notre dette à l’un et à l’autre est singulière car elle est personnalisée. Et c’est cette singularité qui m’a conduit à proposer à Francis de nous recevoir à la maison du Barreau pour traiter ensemble du droit et de la Résistance. Nous sommes donc conduits à parler de l’héritage juridique de la Résistance, de rechercher les traces de survivance dans le droit contemporain des idéaux de la Résistance. C’est ce que je tenterai de faire pour ma part, laissant ensuite le bâtonnier Francis Teitgen vous dire ce qu’il pense de ce que doit être l’avocat d’aujourd’hui au regard de ces idéaux de la Résistance. Mon propos, je vous en préviens immédiatement, n’a aucune prétention scientifique, le sujet est trop vaste trop difficile.

La Résistance, dans un premier temps, me semble t-il, est de nature militaire. L’acte fondateur, l’Appel du 18 Juin, est finalement le refus de la défaite, le refus de l’occupation par l’ennemi du sol de la patrie. Il s’agit pour ceux qui sont restés en France, ceux qui refusent cette défaite, il s’agit pour eux simplement, si j’ose dire, de continuer la guerre mais sous d’autres formes. Cela se traduit donc par des actions de renseignements, d’établissement de faux papiers, d’aide à l’évasion, aux parachutages, d’actes de sabotages et même très vite d’actions plus physiques, d’actions d’élimination. Et bien à cette époque, l’idéal à atteindre est de recouvrer la liberté en ayant battu l’ennemi. C’est donc plus tard que la réflexion sur l’avenir et ses modalités interviendront. Cette réflexion sera dynamisée, organisée par Jean MOULIN, et c’est ainsi qu’après avoir demandé, par exemple à Georges Bidault d’animer le Bureau d’Information et de Presse, à cette même période en juin 1942 il propose dans une lettre qu’il adresse d’ailleurs à Londres, la création du Comité Général des Experts qui deviendra dans son appellation plus modeste le Comité Général des Etudes dont vous avez parlé tout à l’heure. Les buts initiaux du Comité Général des Etudes sont finalement assez pragmatiques et non pas tellement théoriques puisque par exemple il a pour mission de recenser les organismes officiels ou officieux à supprimer ou à créer lors du jour J, de rechercher les éléments à éliminer qui détiennent des postes importants aussi bien sur le plan économique, administratif ou politique, et les éléments susceptibles, à contrario, de fournir à la Libération des cadres de remplacement. Donc sa mission n’est pas tout à fait la même que celle du NAP mais c’est un peu la même logique. Mais dans ce Conseil de sages, justement, qui devait aussi servir, dans l’esprit de Jean Moulin,  de conseils au sens véritable du terme au Gouvernement Provisoire, on trouvait notamment Pierre-Henri Teitgen qui avait déjà crée à Montpellier un groupe de réflexion dont ont été inspirés les autres groupes de réflexion que sont devenus après le CGE. Dans le même moment d’ailleurs, à Paris, le Bâtonnier Charpentier et le professeur Basdevant, se réunissaient périodiquement dans le même but pour réfléchir aux institutions futures de la France. Alors ce sont toutes ces réflexions qui effectivement donneront la législation, dont je parlerai dans quelques instants, en insistant sur le fait que dès 1942 on voit le retour des partis politiques et des syndicats aux côtés des mouvements de la Résistance et on les verra notamment dans toutes les institutions clandestines ou provisoires. Et c’est sans doute cette intervention du politique, du syndical et du résistant qui fera que les bons nombres de mesures prises à la Libération sont de nature économique et sociale. Des mesures qui seront réaffirmées puisqu’elles ont une valeur constitutionnelle à travers le préambule de la Constitution du 27 Octobre 1946. Je voudrais vous lire des passages de ce préambule : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau… etc…il proclame en outre comme particulièrement nécessaire à notre temps les principes politiques économiques et sociaux ci-après : la loi garantie à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ; tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ; chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ; nul ne peut être lésé dans son travail ou dans son emploi en raison de ses origines de ses opinions ou de ses croyances ; tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix ; le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent…..

C’est donc l’affirmation de principes constitutionnels. Leur traduction donnera l’Ordonnance du 22 Février 1945 instituant les Comités d’Entreprise, la Loi du 22 Février 1946 pour la Sécurité Sociale, la Loi du 16 Avril 1946 sur les délégués du personnel, cela donnera plus tard, le 7 janvier 1959 le premier texte sur la participation cher à Yvon Morandat et à Jean Matteoli, participation facultative dans un premier temps mais obligatoire à partir du 17 Août 1967, ce sont aussi les Ordonnances des 12 Novembre 1943, 11 et 21 Avril 1945 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l ‘ennemi sous son contrôle. Ce sont encore sous un autre registre, les nationalisations. Dans le domaine administratif, les réflexions, entre autre, celles de Michel Debré au CGE  aboutiront à la création de l’Ecole Nationale d’Administration, doit-on s’en féliciter ?. C’est encore la même personne Michel Debré avec d’autres, qui au sein du CGE et à la suite des réflexions de l’Organisation Civile et Militaire, seront à la genèse du fameux discours de Bayeux, dont vous savez que les préconisations ne furent acceptées par les français qu’en 1958. C’est enfin politiquement, le vote des femmes qui avait été refusé par le Sénat en 1936, et c’est aussi l’Ordonnance du 26 Août 1944 sur les statuts des Entreprises de Presse ; et enfin l’Ordonnance du 02 Février 1945 sur l’enfance délinquante.

Mais l’héritage sans doute le plus essentiel c’est Milosevich demain matin devant le Tribunal Pénal International de La Haye. C’est probablement, je m’avance peut-être, une des dernières étapes avant la reconnaissance et l’adhésion par tous les pays à la Cour Pénale Internationale, dont je rappelle que la Cour Pénale Internationale serait une cour permanente et universelle chargée de juger les acteurs de crimes contre l’Humanité alors que le TPI de La Haye a une vocation particulière sur la Yougoslavie.

Nous voilà presque à l’aboutissement d’un long cheminement, qui je vous rappelle a commencé par le Procès de Nuremberg établit par la Charte du 08 Août 1945, tribunal dans lequel des français figuraient au sein du Parquet. C’est aussi l’adhésion à la résolution des Nations-Unies du 13 Février 1946 qui conforte la définition des crimes contre l’Humanité, ensuite la Convention Universelle du 10 Décembre 1948 et l’imprescriptibilité des crimes en droit français par la Loi du 26 Décembre 1964. C’est enfin l’adhésion sans réserve à la Convention Européenne des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales qui, dans ses premiers articles, affirme le droit à la vie, interdit les tortures et les traitements inhumains dégradants, interdit l’esclavage et le travail forcé, affirme le droit à la liberté et à la sûreté, donne droit à un procès équitable et il suffit de lire la jurisprudence récente pour voir à quel point un certain nombre de ces dispositions sont essentielles dans notre droit contemporain.

Voilà Mesdames et Messieurs ce que je souhaitais dire, voilà pourquoi nous sommes nombreux ici à être endettés et voilà pourquoi nous en sommes si fiers.

Bâtonnier Francis Teitgen

 

Qu’est-ce que j’aurais fait si j’étais né en 1920 à Berlin ou à Paris ?

Question récurrente pour ceux qui sont nés en Europe après 1945. Question récurrente et existentielle : qu’aurais-je fait, dans quel camp aurais-je été, comment me serais-je battu ou non.

Cette question qui est celle du miroir de sa propre existence, et à cette question en réalité insoluble et absurde certains ont cherché à répondre. Mais bien sûr, bien sûr j’aurais été du côté des bons parce que imaginer sa vie dans le rétroviseur de l’histoire c’est d’une extraordinaire facilité. Seulement voilà, le drame de cette question est quelle va hanter nos générations d’une manière totalement existentielle absolument fondamentale. Les uns regardent leur père, ils sont des héros ; les autres les leurs sont des salauds, il faut bien que eux ils s’identifient. Justement, toute la question est là : ne pas tomber dans ce piège de l’identification.

En effet, la question est insoluble. Elle est insoluble par ce que les conditions de l’Histoire sont ce qu’elles sont, parce que l’environnement politique, moral, éthique, juridique est ce qu’il est. Et que cet environnement jamais on le reconstruit.

Elle est absurde par ce que fondamentalement elle n’a aucun sens. Et en réalité nos générations doivent résoudre cette question en apprenant à ne plus la poser et à ne pas y répondre, ou bien en exigeant de vous que vous y répondiez. Vous ne pouvez pas le faire non plus, vous avez été ce que vous avez été et cette expérience là ne nous est pas transmissible. Mais vous devez peut-être nous aider à réfléchir sur ce que seraient alors et  la mémoire et l’espoir de la Résistance. Dans le fond, qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Et c’est le « maintenant » qui compte. Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant pour ne pas trahir ? Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant pour que la mémoire et l’espoir existent encore ? Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant pour que dans le fond les choses qui se sont dites et écrites restent dites et écrites, mais que un certain nombre de qualités de comportements continuent à appartenir aux générations futures ? Nous avons en charge collectivement, vous et nous, cette incroyable alchimie apparemment impossible, mais après tout pourquoi pas. Mais pour relever ce défi de cette question à laquelle nos parents n’ont pas répondu, non pas parce qu’ils voulaient la garder pour eux la réponse, mais parce qu’ils savaient eux qu’ils ne l’avaient pas, alors je pense qu’il faut qu’on soit d’une extraordinaire immunité. Il n’y aurait pas de jugement de valeur à porter sur nos générations à l’aune de l’héroïsme de la votre. Par ce que dans le fond, les combats sont ceux que le monde nous offre, nous contraint à relever, et la vie de chaque homme et de chaque femme n’est pas toujours d’être un héros ou un salaud, c’est parfois simplement d’être un homme ordinaire, mais dans son temps.

Alors que faire ? Et dans le fond moi ce qui m’intéresse c’est que faire quand on est avocat ? Que faire pour ne pas trahir et ne pas subir ? Encore une fois dans les circonstances qui sont celles d’aujourd’hui : c’est à dire d’une démocratie très fermement et fondement instaurée et que vous avez fait. Et bien d’abord je vais vous dire, je crois que nous devons être les gardiens des mots, je crois que nous avons nous cette obligation impérieuse qui est la nôtre, qui est d’être les gardiens des mots, c’est notre métier de garder les mots, et il y a des usages de mots qui laissent un goût de cendre ou de sang dans la bouche. Lorsque l’on entend «à la garde à vue c’est comme la Gestapo », ou lorsque l’on entend « CRS-SS », ou lorsque l’on dit « là c’est un génocide et la c’est de la barbarie », je crois que nous avons nous, avocats d’aujourd’hui, l’obligation de nous lever et de dire NON, car subir cette manière de galvauder les mots c’est évidemment accepter et la standardisation et la banalisation, et finalement la normalisation. Nous ne pouvons plus accepter, même si aujourd’hui on le regarde avec un air un peu distrait presque amusé, « CRS-SS ».

Bien sûr le slogan claque, bien sûr il est politiquement porteur, bien sûr il va mettre une certaine forme de liberté d’un certain côté et être accusatoire de l’autre côté avec cette terrible efficacité du slogan mais avec l’horreur du slogan.

Evidemment non, les CRS de 1968 ne sont pas des SS et la plupart du temps la garde à vue c’est pas la Gestapo. Et quand une fois, de manière certaine un homme pendant une garde à vue va être torturé alors la démocratie que vous avez imposée et pour laquelle vos compagnons sont morts, cette démocratie a inventé une juridiction capable de condamner un Etat.

Faisons attention aux mots que nous utilisons, faisons attention aux mots qu’ils utilisent.

Nous devons aussi défendre, nous, les valeurs du droit et de la démocratie. Vous avez vécu l’époque de l’inimaginable, pour beaucoup d’entre vous qui avez des membres proches de la famille, des camarades, des frères qui n’en sont jamais revenus et vous avez pensé que c’était votre devoir, et merci, plus jamais ça. Mais vous avez utilisé pour la sanction de l’inimaginable les armes de la démocratie. Il y a eu Nuremberg, il y a eu cette démonstration tout à fait extraordinaire que dans le fond pour ceux qui avaient foulé aux pieds le droit, la seule réponse était un procès et le plus équitable possible, un procès au cours duquel ils étaient accusés de faits précis dont ils avaient connaissance. Un procès avec un procureur qui avançait démasqué, et une défense qui leur était offerte, des règles de droit qui étaient à leur service pour présenter leur défense.

Vous avez affermé la démocratie parce que vous avez été d’une extraordinaire fermeté sur le fait que jamais et à aucun moment il ne fallait, quelque soit la tentation qui pouvait être celle des victimes, tomber dans le piège des bourreaux et transformer en effet la défense des victimes en acte de bourreau.

Ces valeurs là, c’est des valeurs dont nous avons nous aujourd’hui le sentiment qu’elles sont consubstantielles au pays dans lequel nous vivons. Et je pense que la démocratie n’est pas en péril dans ce pays, je pense que les valeurs du droit sont là, elles sont fortes et elles sont fermes. Mais nous sommes devenus des citoyens du monde, et dans le fond l’inimaginable c’est aussi le Cambodge de Pol Pot, c’est le Rwanda, et c’est le Kosovo. C’est trois millions de morts sous nos yeux. Qu’avons-nous fait ? Nous avions à faire. Et dans le fond, peut-être nous vous avons trahi, parce que nous n’avons pas à cet instant précis compris que piétiner l’humanité d’un petit homme jaune c’était piétiner l’humanité de chacun d’entre nous. Et je crois que nous avons nous, avec l’humilité qui doit être la nôtre dans cette génération- ci, à affirmer d’une manière claire et forte que, par exemple, les Tribunaux Internationaux pour le Rwanda et le Kosovo sont la réponse de la démocratie à ceux qui sont les auteurs de l’inimaginable d’aujourd’hui.

Bien sûr, pérenniser Nuremberg c’est notre mission et cette mission là nous revient absolument car nous avons en main les outils techniques que vous nous avez légué et la conscience dont nous espérons qu’elle est exactement dans la continuité de votre propre combat.

Alors nous avons l’obligation d’humilité pour ces institutions, et de militer au sein de ces institutions pour la défense de la défense. Oui bien sûr les victimes doivent être représentées, oui bien sûr les crimes contre l’humanité doivent être défendus. Et ce  n’est pas seulement un caprice d’avocat, c’est profondément une raison d’être, vous ne pourriez pas tolérer que nous abandonnions. Mais cependant, nous ne sommes pas des Résistants, c’est plus facile bien sûr de tenir le propos que je tiens sachant que ce soir je retrouverai ma famille. C’est plus facile que ce ne l’était pour ceux qui, en 1942/1943, imaginaient déjà que Nuremberg devait avoir lieu.

C’est donc en effet cet esprit, dont nous sommes tous des héritiers, qu’il faut faire vivre à ce niveau là à la fois plein d’humilité et de détermination. Et puis nous avons une troisième mission, vous nous l’avez légué, nous devons construire l’Europe. Mais notre Europe à nous est différente de la votre, notre Europe ne fait pas rêver, elle ne donne pas envie de mourir pour elle et pourtant, depuis cinquante ans des hommes et des femmes de ce pays sont décorés de la Légion d’Honneur en temps de paix. Vous avez construit la paix parce qu’après la guerre vous avez décidé que des valeurs communes devaient être partagées. Ca aussi nous l’avons hérité de vous, et ça aussi nous vous le devons.

Nous allons construire l’Europe autour des quelques valeurs fondamentales que la Résistance a écrites : respect de la dignité humaine, citoyenneté européenne, libre circulation des hommes et des femmes, l’Europe sociale, l’Europe de la négociation politique, l’Europe du maintien de la paix, l’Europe de l’exemple au monde, l’Europe de la démocratie….Cette Europe qui s’articule autour du préambule du traité de Rome et de la déclaration de la cour européenne des droits de l’Homme.