La survie des Juifs en France 1940-1944.

Par Jacques Lemelin -Préface de Serge Klarsfeld   Auteur : Jacques Lemelin -Préface de Serge Klarsfeld    Éditions : CNRS éditions, 2018, 372 p

Ce livre est d’abord une synthèse limpide et percutante de l’ouvrage monumental (901 pages) publié par l’auteur en 2013 − la première étude scientifique prenant en compte les 75% de Juifs non déportésde France entre 1940 et 1944 −, recensé dansLa Lettre de juin 2013.

On rappellera donc ici simplement que cette recherche part du décalage énorme entre le total des Juifs non déportés (200 000) et la fraction d’entre eux prise en charge par des filières organisées de sauvetage (10 000 environ). Basée sur une description des comportements individuels, à partir d’un échantillon de témoignages de survivants, elle typologise leurs stratégies de survie et leur relations avec le reste de la population. Elle met ainsi à jour toutes les facettes de l’aide informelle faite de petits gestes et de silences complices émanant parfois de dizaines d’individus différents à l’égard d’un seul persécuté.

Parmi ces « aidants » figurent à l’occasion des résistants, engagés par ailleurs dans une lutte pour la libération du territoire (notamment des fabricants de faux papiers), mais le phénomène est spécifique. L’auteur le qualifie de « mouvement de réactivité sociale, au sens où nombre d’individus, sans nécessairement se connaître entre eux, ont porté assistance à d’autres individus que, le plus souvent, ils ne connaissaient pas, mais dont ils percevaient la situation de détresse. C’est ce phénomène qui est en soi remarquable et constitue la marque de cette période historique. »

L’auteur réaffirme, en introduction et en conclusion, ce qui le sépare des spécialistes de Vichy que sont Robert Paxton et Henry Rousso (critiques de son livre). Il ne s’agit évidemment pas de nier la responsabilité de Vichy dans la Shoah, ni le fait que les Allemands ont différencié l’application de la Shoahselon les pays en fonction d’impératifs stratégiques. Le véritable enjeu est d’introduire l’attitude de la population comme undes multiples facteurs expliquant le taux de non déportation. Serge Klarsfeld, préfacier de cette nouvelle édition, soutient la démonstration de Semelin qui confirme ses propres intuitions dans Vichy-Auschwitz.Cette réactivité sociale a conduit Vichy à freiner l’implication de l’appareil d’État dans la Shoah, forçant les Allemands et les collaborateurs à intervenir davantage dans la chasse aux Juifs.

Le désaccord porte plus profondément sur l’antisémitisme de la société française : Paxton persiste à se fonder sur les rapports des préfets de Vichy pour inférer une approbation de l’opinion en 1940-42 à l’égard  des premières étapes de la persécution. En fait, comme Pierre Laborie et d’autres (Sweets, Cohen) l’ont montré, cette source biaisée vise plutôt à camoufler le décrochage dès 1941 de l’opinion à l’égard du régime. Et la leçon des années suivantes, c’est que la force des préjugés antisémites dans l’opinionfrançaise de l’époque n’est nullement à nier, mais à pondérer par la constatation des comportements adoptés dès lors que les rafles massives ont révélé la singularité des menaces concernant les Juifs.

                                                                               Bruno Leroux