« Un chemin vers la liberté sous l’occupation. Du comité Varian Fry au débarquement en méditerranée (1940-1944)

Par Daniel bénédite   Auteur : Daniel bénédite    Éditions : Editions du Félin

En présence de Jean-Marie GUILLON, professeur émérite des universités.

Propos de Daniel Bénédite à Varian Fry, 20 septembre 1941

« … Tu es, en somme, devenu un militant, un des nôtres, et c’est pourquoi ton départ, nous le ressentons si péniblement, il laisse un tel vide. Ces moments d’intimité que nous avons passés à la maison ou au cours de nombreux week-ends, dans cette atmosphère si spéciale nous ont rapproché tant qu’il nous semblait que tu étais devenu inséparable de Marseille et du bureau. À tous, tu nous manques et nous pouvons difficilement nous faire à ton absence. J’essaye d’y suppléer, mais c’est difficile et l’atmosphère du château, du centre s’en ressent malgré mes efforts. Tu as laissé partout, chez tous, un souvenir qui n’est pas près de s’éteindre et ceci parce que tu symbolisais plus ou moins le but que nous conservons en vue et qui, c’est vrai, nous dépasse tous. Garde le en vue, toi aussi, loin de nous. Nous serons peut-être un jour assez prochain tous dispersés, mais nous saurons du moins que chacun garde en soi, pour soi, ce que nous partagions quand nous étions encore tous réunis autour de toi – et nous nous retrouverons après la guerre, dans le même camp, et nous nous embrasserons comme si nous nous étions quitté de la veille, avec le même idéal que chacun de nous aura conservé dans son cœur. Mais autre chose te rapproche de moi – de nous. C’est que tu es devenu plus Français. Tu as apprécié notre pays et tu y as puisé dans ce qu’il avait de meilleur. Au fond, quand tu es parti, nous le sentions bien : tu étais devenu presque plus Français qu’Américain. Et ceci nous touche beaucoup, nous autres qui sommes restés, ou plutôt devenus les derniers patriotes. Anciens doctrinaires qui nous sommes sentis si profondément attachés à lui, par toutes nos fibres et, comme toi, à son sol, à son peuple, à ses traditions.

……..

J’aurais tant voulu que tu connaisses plus à fond pour te sentir encore plus proche de nous, ce peuple dont je suis, moi, descendant d’Alsaciens, de Normands, de Nîmois et même Paul, Autrichien d’origine, Parisien de cœur, et Theo anglaise, et Vala russe[1] : le peuple frondeur et non-conformiste qui s’imagine qu’un règlement est fait pour être violé, dont les enfants applaudissent aux marionnettes quand Guignol rosse le gendarme, ce peuple qui construit des barricades… Je me souviens d’un passage du « Journal » de Julien Green, un autre compatriote : « Le plus singulier talent des Parisiens, c’est celui d’élever des barricades en très peu de temps et avec tout ce qui leur tombe sous la main. C’est une sorte de don héréditaire. Les hommes de chez nous se tromperaient, tâtonneraient. Le Parisien n’a même pas besoin de réfléchir. Il sait d’instinct quels pavés il faut prendre, quelles voitures font le meilleur usage. Il a l’habitude ».

Et surtout, Varian, c’est toute une série de traditions qui nous tient et auxquelles on tient, surtout nous qui avons toujours été partisans des causes perdues et qui pensons un jour à être vainqueurs. Nous étions pacifistes, internationalistes, nous pensions à la France comme un beau pays, agréable, sans plus et, dès le lendemain de la défaite, nous nous retrouvons plus patriotes que les patriotes, associant spontanément la cause de la liberté à celle de la France, héritiers, comme naturellement des « vieux » qui eux aussi se retrouvaient comme nous – dans les mauvais jours : les sans-culottes, les quarante huitards, les communistes, liés aux Saint-Just, aux Blanqui et aux Jaurès.

Toutes ces traditions, elles viennent profondément du sol et du peuple, d’un tout cohérent et indissoluble, où les souvenirs sont jalonnés par des paysages et tout ceci nous le sentons confusément mais fortement cependant, instinctivement, comme nous avons senti notre patriotisme, comme par bouffées.. »

Réponse de Varian Fry à Daniel Bénédite (extraits)

Lisbonne, 30 octobre 1941

« …. Avec ce temps d’automne, je pense souvent à Marseille, ses lumières occultées, ses cafés silencieux, son mistral, ses bordels accueillants et ses bons restaurants. Que ce soit tellement moins vivable cette année que l’an dernier, j’ai du mal à le croire. Je sais que la maison s’est certainement vidée de ses principaux attraits et que cet automne et cet hiver ne peuvent que se comparer en pire à ceux de l’an dernier. Et surtout la France est toute entière comme ça maintenant, n’est-ce pas ? Cependant, j’aimerais m’y retrouver avec vous, prendre le 12 ou le 40, ou descendre la Canebière vers Basso ou le mont Ventoux. Je sais bien que les maisons et les hôtels seront sans chauffage et que les petits déjeuners seront presque immangeables, sans beurre, thé ou confiture. Je sais que même le vin est difficile à trouver, et que même dans le meilleur des restaurants, on ne trouve pas grand chose à manger. Pourtant, ce ne serait pas un problème si seulement je pouvais être là. Je crois bien que j’ai laissé mon cœur en France. Quelque part entre Les Baux et la Villa Air-Bel, au clair de lune, dans la fraicheur d’une nuit d’hiver.

Les Baux, St. Rémy, Orange, Nîmes, Arles, Sanary, Toulon, St. Tropez, Cannes, Nice, Monte Carlo, St Martin d’Ardèche, Manosque, Forcalquier, Salon. Pour vous, ce ne sont probablement que des noms sur un annuaire des chemins de fer. Pour moi, ce sont des souvenirs magiques. Aix-en-Provence, Gordes, Toulouse, Carcassonne, Narbonne, Perpignan, Cerbère… Revest-les-Brousses, Lyon, Cluny, Mâcon, Clermont-Ferrand… Avez-vous une idée, pouvez seulement avoir une idée de ce que ces noms représentent pour moi ? Mais d’abord, c’est Marseille, et à Marseille, avant tout, c’est la Maison[2] [barré et remplacé par un mot illisible]. De ma vie, je n’avais vécu dans si bel endroit : je me demande si je le pourrais de nouveau. Des centaines ou milliers d’images de cette dernière année en France que je garde en mémoire, celles du château sont les plus précieuses. J’envie vraiment le privilège que vous avez de continuer à y vivre. Bientôt, le néflier sera en fleur ; le buis doit déjà croitre. Durant l’hiver, il y aura un agréable petit feu dans la cheminée et le poêle. Et au printemps, toute la Provence sera en fleur à votre porte. Tandis que moi, je dois retourner à la rude géométrie de New York, m’estimant heureux de pouvoir m’en échapper le temps d’un week-end, de l’échanger de rares fois pour l’autoroute bondée que nous appelons « la campagne» avec ses séries presque interminables de stations d’essence, de magasins de hotdogs et de panneaux publicitaires. Non, je ne me réjouis pas de prendre le clipper demain : je préfèrerai de beaucoup prendre la direction opposée. Lorsque je suis arrivé à Lisbonne, il était tout d’abord excitant de revoir les lumières éclatantes d’une ville en paix ; mais j’en suis désormais plus que fatigué. Je préfère le couvre-feu, et j’échangerai même volontiers un éventuel bombardement à ce qui m’attend en Amérique.

Mais je dois rentrer à la maison. Un jour cependant, je reviendrai en France. Alors tu pourras me faire visiter les coins de France que je n’ai pu voir, qui sont interdits aujourd’hui, même à toi, mais qui retrouveront un jour la liberté. Alors nous pourrons aller bras dessus, bras dessous en chantant et en buvant du vin, à travers les collines et les vallées de votre magnifique, de votre incomparable pays. En attendant, Danny, je te dis au revoir, j’aime la France, et je t’aime parce que tu es tellement français, me semble-t-il. Crois moi quand je dis ça, car je m’exprime avec tout mon cœur »

Varian  Fry

[1] Paul et Vala Schmierer, Theo Bénédite.

[2] En français dans le texte. Le texte original est en anglais (traduction Jean-Marie Guillon).

Nota : On trouvera dans les pages « Ne les oublions pas » du site les  biographies de Daniel Bénédite et de Varian ainsi que  leur parcours dans la Résistance.