Rol-Tanguy Henri

Auteur de la fiche : Roger Bourderon Maître de conférences honoraire de l’université Paris VII-Saint-Denis, spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale, il est notamment l’auteur de : Libération de Paris, les cent documents, Hachette Pluriel, 1994 ; La négociation – été 1940 : crise au PCF, Éd. Syllepse, 2001 ; Rol-Tanguy, Tallandier, 2004.

Rol-Tanguy

Le colonel Rol-Tanguy

Une vocation militaire

Roger Bourderon

Ouvrier métallurgiste, syndicaliste et communiste, le futur colonel Rol-Tanguy, né en 1908, se passionne pour le métier des armes lors de son service militaire. Son expérience dans les Brigades internationales est décisive. Il l’enrichit dans les FTP puis comme chef régional FFI : il prépare et conduit l’insurrection parisienne avec un état-major comportant de nombreux cadres de l’armée. Compagnon de la Libération, il se distingue dans la campagne d’Allemagne et est intégré dans l’armée avec le grade de lieutenant-colonel.

1 Le 23 août 2004, lors de l’inauguration de l’avenue du colonel Henri Rol-Tanguy à Paris, le général Alain de Boissieu, chancelier de l’Ordre de la Libération, rendait un hommage particulièrement remarqué au commandant des Forces françaises de l’Intérieur de la région Île-de-France : « Cet homme de cœur, d’action et de conviction, déclarait-il, mena l’insurrection parisienne en grand chef de guerre. » Par cette formule ramassée qu’il explicita par le rappel des faits, le général de Boissieu soulignait avec force le rôle proprement militaire dans la libération de Paris de celui qui était alors le « co­lonel Rol ». Comment Henri Tanguy, métallo syndiqué et communiste dès les années 1920 – même s’il ne milite guère jusqu’en 1934 –, est-il attiré par le métier des armes, y acquiert-il une réelle compétence et comment cette compétence s’exerce-t-elle à la direction régionale FFI (Forces françaises de l’intérieur), au point d’être reconnue dès la Libération par des militaires de haut rang comme les généraux Kœnig, Billotte ou de Lattre de Tassigny ? C’est l’objet de cet article.

2 Peu d’indices dénotent une attirance initiale d’Henri Tanguy pour l’armée 1. Certes, sa famille paternelle compte un certain nombre d’officiers de la Marine nationale, à commencer par son père adoptif, Anatole Tanguy. Certes, pendant le premier conflit mondial – né à Morlaix le 8 juin 1908, il a tout juste six ans en 1914 – il lui arrive de faire l’école buissonnière à Toulon où l’a conduit l’affectation d’Anatole Tanguy, pour suivre des soldats jusqu’au champ de tir et passer la journée avec eux. Certes, de retour à Brest en 1919, il est attiré par le spectacle de l’armée américaine et l’étalage de son impressionnant matériel. Rien d’autre. À la sortie de l’enfance – il obtient le certificat d’études primaires en 1922 – et le passage à l’âge adulte ouvre bien d’autres horizons : l’espéranto, la découverte du mouvement ouvrier à l’arsenal de Brest puis à Paris, le sport, le vélo surtout – il est dans les années 1920 amateur de haut niveau –, la photo, toutes ces activités l’ont conduit à exercer divers métiers avant de devenir ouvrier métallurgiste hautement qualifié, après son installation à Paris avec sa mère et son frère en 1923. Il a alors si peu le souci de l’armée qu’il oublie par pure négligence de signaler son changement d’adresse à l’autorité militaire, si bien que, rattrapé par elle, c’est comme insoumis qu’il est convoqué en 1929 – il appartient à la classe 1928 – pour faire son service militaire. Il est de ce fait affecté en Afrique du Nord par mesure disciplinaire.

3 En dépit des circonstances insolites de son incorporation, qui ne lui valent d’ailleurs aucune brimade particulière car il n’a rien d’une « forte tête », c’est à la compagnie de mitrailleuses du 8e régiment de zouaves, au camp d’Eckmühl près d’Oran, qu’Henri Tanguy commence à se passionner pour le métier des armes. Le paradoxe n’est qu’apparent : il voit avec les armes à feu des merveilles de travail métallurgique, de précision et d’ajustage, et retrouve en elles les plus belles qualités professionnelles des ouvriers de sa corporation. Il se familiarise rapidement avec les plus complexes, se régale à démonter et remonter les fusils-mitrailleurs les yeux bandés, devient un excellent tireur, est désigné armurier de sa compagnie au terme des mois de classe. S’il ne se soumet pas entièrement aux exigences très rudes de la vie militaire – quelques incidents de parcours en témoignent – il n’en quitte pas moins l’armée avec une solide formation – « combattant d’élite » et soldat de 1re classe – et une réelle attirance pour l’art militaire, qui a peu à voir, quoi qu’on ait dit parfois, avec l’adage de Lénine incitant les jeunes travailleurs à apprendre à toutes fins utiles à se servir des fusils.

4 Embauché aux prestigieuses usines Breguet à Paris après son retour à la vie civile, engagé à fond à partir de février 1934, face au péril fasciste, dans la lutte politique et surtout syndicale, permanent du Syndicat des métaux CGT en août 1936, Henri Tanguy est volontaire pour les Brigades internationales levées pour défendre l’Espagne républicaine contre la rébellion franquiste. Il part en février 1937 mais revient en France en octobre pour répondre à la convocation de l’armée à la « période » de deux semaines que tous les soldats du contingent devaient alors accomplir.

5 Le second séjour en Espagne révèle ses qualités de meneur d’hommes dans les conditions spécifiques de la guerre. En mai 1938, il est « commissaire politique » de la 14e brigade, aux côtés du commandant Marcel Sagnier et de son état-major. Premier souci : se faire accepter dans une unité déjà aguerrie, par l’état-major, mais aussi par les hommes et les chefs, sur le terrain, et pour cela, multiplier les contacts, écouter et entendre, devenir le lien rassemblant les hommes de troupes et les gradés, occuper les hommes dans les périodes de repos par des activités de détente. Second souci : informer, un journal quotidien, La Marsellesa, relate les événements de la brigade et analyse la situation générale. Autre souci, et pas le moindre : bannir tout laisser-aller, faire respecter une discipline indispensable à toute formation militaire – ce qui n’allait pas de soi, l’esprit brigadiste étant souvent très éloigné de la « discipline des armées » – et faire preuve si besoin d’autorité. Enfin, donner de sa personne au combat, notamment quand en juillet la 14e brigade est lancée dans la bataille de l’Ebre : participer pleinement au travail d’élaboration et de direction militaire de l’état-major, conserver la maîtrise de soi dans les moments les plus difficiles – ainsi quand une compagnie cède à la panique –, savoir à l’occasion montrer sans arrogance un certain panache 2.

6 Cette attitude s’alimente à de multiples références 3 : les commissaires aux armées de la Révolution française, en premier lieu Saint-Just ; les épopées légendaires de la Révolution russe, notamment celle du général Tchapaïev ; l’expérience syndicale, décisive, qui a convaincu Tanguy qu’un responsable syndical doit toujours être à l’écoute des travailleurs ; les classiques du marxisme et particulièrement les écrits de Lénine sur l’insurrection, mais aussi nombre de manuels d’art militaire expédiés aux cadres des brigades. Lui-même complètera cet arsenal par la fréquentation des œuvres de Clausewitz et du maréchal Foch, considérés alors comme les grands experts de la stratégie et de la tactique.

7 Son expérience syndicale et espagnole, ses lectures éclectiques, une bonne connaissance du métier des armes, sa conviction que la lutte antifasciste demeure l’objectif majeur en dépit du pacte germano-soviétique, font que Henri Tanguy entre dans le combat clandestin avec détermination mais sans dogmatisme 4. Dès sa démobilisation en août 1940, il reprend contact avec ses camarades des Métaux, début d’un itinéraire résistant qui le conduit à passer à l’organisation des groupes de combat – futurs FTP (Francs-tireurs et partisans) – de la région parisienne lorsque le Parti communiste le lui demande en juillet 1941. Dans le droit fil de ses engagements antérieurs, il met en œuvre quelques principes d’action qui lui seront très précieux lorsqu’il sera chef régional FFI.

8 Le souci des hommes demeure primordial. Ainsi, lorsqu’une nouvelle recrue se présente, surtout s’il s’agit d’un jeune ayant envie d’en découdre, il faut s’assurer que ses conditions de vie sont acceptables et l’aider si besoin, lui expliquer le combat clandestin, l’affecter dans un groupe déjà aguerri, ne pas le lancer immédiatement dans l’action. L’action, précisément : pour Henri Tanguy, toute action armée exige une préparation minutieuse, ce qui suppose la connaissance exacte de la situation concrète qui la rend possible. Aussi refuse-t-il d’appliquer des ordres d’opérations qui lui paraissent irréalistes en raison de leur caractère improvisé ou de la disproportion du rapport des forces – cela lui vaudra de solides inimitiés dans les FTP. Corollaire de cette attitude : savoir opérer les changements tactiques qu’impose l’évolution de la situation. En 1942, fort des expériences passées, face à la diversification des actions et aux modes de réaction de la police et de l’occupant, Henri Tanguy met au point un nouveau mode d’intervention des FTP mettant en action plusieurs groupes de trois, chacun ayant une mission précise : intervention, soutien, protection du repli. Cette tactique, mise en œuvre avec succès pour la première fois lors de la manifestation de ménagères rue Daguerre à Paris, le 1er août 1942, sera déployée au printemps 1943 lorsque Henri Tanguy sera responsable politique des FTP de la région parisienne, avec à ses côtés Joseph Epstein (responsable militaire) et Édouard Vallerand (responsable technique). Enfin, la formation théorique demeure une préoccupation essentielle : d’où l’achat chez Lavauzelle de plusieurs ouvrages utiles au combat clandestin, comme ce livre sur l’utilisation des explosifs ou ce manuel allemand de contre-guérilla urbaine paru en 1921 5.

9 Fin 1943, dans la phase d’élaboration des futures FFI créées en février 1944, Henri Tanguy est désigné par les FTP pour les représenter à l’état-major de la région P  « Condé », vaste ensemble dont la direction de fait est assurée par un officier de la coloniale, le colonel Robert Fouré 6. Nordal – le pseudonyme d’alors d’Henri Tanguy – est responsable du 3e bureau, celui de l’action immédiate. Des notes importantes (18 janvier, 28 février 1944) lui sont consacrées 7. Elles reflètent ses préoccupations constantes : l’action est indispensable – la référence explicite aux consignes du Conseil national de la Résistance (CNR) est significativement confortée dans la note du 28 février par une phrase du maréchal Foch mise en exergue : « De toutes les fautes, une seule est grave, c’est l’inaction. » – mais elle doit être préparée par l’appréciation préalable des possibilités de succès et assurer aux participants le maximum de sûreté. Surtout, alors que bien des chefs de groupes armés, à commencer par les FTP, auront longtemps tendance à conserver leur autonomie, ces notes s’inscrivent immédiatement dans la valorisation de la structure FFI. Celle du 18 janvier esquisse un cahier des charges entre FFI et groupes armés : la structure FFI doit aider les actions, pour ce faire, en être avertie avant leur mise en œuvre, qui doit faire l’objet d’un compte rendu. Celle du 28 février qui va bien plus loin, souligne clairement le rôle de « direction » de la structure FFI et sa fonction de conseil, de coordination, de conception. Le chef du 3e bureau prend ainsi d’emblée parti pour que les responsables FFI exercent un commandement réel sur l’ensemble des formations armées résistantes. Il donnera dès cette période des directives précises allant dans ce sens.

10 Une vague d’arrestations, dont celle du colonel Fouré le 17 mai, frappe au printemps 1944 la région « Condé », qui disparaît comme région FFI. Une restructuration regroupe la Seine, la Seine-et-Oise, la Seine-et-Marne et l’Oise dans une région P1 dont Henri Tanguy est nommé sous-chef d’état-major avant d’être élu chef régional par ses pairs le 1er juin et confirmé par le Comité d’action militaire (COMAC) le 5. Comme tous les chefs régionaux, il porte le grade de colonel et devient le colonel Rol, son dernier pseudo, choisi en hommage à Théo Rol, un camarade de la 14e brigade tué au combat le 8 septembre 1938.

11 Tout juste promu chef régional, Rol man­i­feste sa volonté de diriger réellement les FFI de sa région. C’est le sens de son premier ordre général, émis dès le 1er juin, qui définit les tâches des chefs départementaux de P1. Rol y souligne la nécessité de multiplier les actions « actuellement possibles », après une préparation minutieuse, évoque la question de l’armement, demande que les FFI soient en liaison avec les instances civiles de la Résistance et participent à leurs initiatives. Mais on notera surtout son insistance sur l’organisation des forces départementales, la mise en place de leurs états-majors – avec leurs quatre bureaux –, le nécessaire compte rendu hebdomadaire d’activité qu’il convient d’adresser à l’échelon régional. Inscrit dans la perspective de l’intensification de la guérilla et de l’essor d’une résistance populaire – préludes à la future insurrection –, l’ordre du 1er juin relève dans le même temps d’une volonté d’organisation proprement militaire, hiérarchisée verticalement, qui doit donner à la direction régionale FFI les moyens de diriger effectivement les FFI de la région parisienne. Il s’agit là d’un moment fort du passage à une « logique de guerre » et à un « raisonnement militaire » 8, qui vont croissant avec le succès du débarquement allié le 6 juin 1944 et les opérations de guerre sur le territoire national. Cette orientation n’empêche nullement Rol d’être conscient de la nécessité de laisser la marge d’autonomie indispensable pour exécuter les directives régionales à des unités dont l’origine est très diverse, le fonctionnement et les hiérarchies très différents, voire très éloignés, de ceux de l’armée régulière

12 Pour accomplir sa mission, Rol dispose d’un état-major dont il aimait rappeler la grande compétence militaire. Deux de ses membres viennent de l’armée d’active : le lieutenant-colonel d’infanterie Villate (Rethal), adjoint du chef d’état-major, et le lieutenant-colonel d’artillerie Avia (Canon), chef du 3e bureau. Pornot (Leparc), chef du 4e bureau, est ingénieur mécanicien auxiliaire de la marine. Les autres sont sous-officiers ou officiers de réserve : capitaine, le chef d’état-major Roger Cocteau (Gallois) ; adjudant, le chef du 1er bureau, Van der Meersch (Delalande) ; lieutenant, le chef du 2e bureau, Kergall (Larcouest) ; capitaine, son adjoint, Réa (Robert Pierre), ainsi que les adjoints d’Avia au 3e bureau, Trutié de Varreux (Brécy) et Scarpazza (Fabrice). Après des frictions initiales nées d’inquiétudes compréhensibles face à un chef non militaire, métallo et par surcroît communiste, des relations de confiance s’établissent. Rol sait montrer sa connaissance, acquise en Espagne, du travail d’état-major, son esprit de décision, ses qualités d’écoute, sa loyauté – il ne se veut désormais redevable que de la hiérarchie FFI, non de celle des FTP. Ainsi se soude une équipe, malgré les conditions de la clandestinité. Auditionné le 3 juillet par le COMAC, il assoit sans conteste son autorité, notamment auprès du délégué militaire national (DMN) du général de Gaulle, le général Chaban (Jacques Chaban-Delmas), montrant le travail de son état-major, ne masquant pas les difficultés et dressant un tableau réaliste de la situation régionale qui rejoint pour l’essentiel celui fait préalablement par Chaban 9.

13 Les mois qui précèdent l’insurrection parisienne, Rol donne beaucoup de sa personne, dans la limite de ses prérogatives, pour favoriser l’installation des directions FFI. Il affirme l’autonomie des FFI face aux instances civiles des comités de libération. Avec son état-major, il réussit à établir un réseau de liaisons en l’absence d’une transmission radio qu’il ne put obtenir – pas plus qu’il n’obtint des dotations substantielles d’armes. Outre ses propres ordres généraux, instructions et appels, environ 200 notes émanent de l’état-major : directives aux groupes armés sur la tactique, les actions à privilégier, etc. ; notes sur les implantations ennemies ; fiches techniques (comment fabriquer des engins incendiaires, des crève-pneus…) ; instructions pour protéger les édifices et la population ; bilans détaillés des opérations des FFI… Le 2e bureau joue un rôle essentiel : ses renseignements permettent de connaître avec précision la situation militaire, l’état matériel et moral de l’ennemi, la mobilisation croissante de la population parisienne après le succès des manifestations du 14 juillet.

14 Alors que la rapide avance alliée en Bretagne et vers le bassin parisien après la percée d’Avranches (25 juillet) bouleverse début août la carte de guerre, Rol peut, grâce à ces multiples informations, indiquer le 7 août dans son ordre général no 3 qu’il ne semble pas que l’ennemi puisse se livrer en Île-de-France à une résistance à outrance – ce que les événements allaient confirmer – et donner aux chefs FFI des consignes les préparant à une situation de caractère insurrectionnel. Le 8, l’ordre général d’opération no 7 élaboré par le 3e bureau inscrit la tâche prioritaire de paralysie des transports ennemis dans les données militaires nouvelles, à savoir que la région parisienne est désormais dans la zone d’opérations.

15 Les jours suivants, alors que les troupes alliées se rapprochent de la capitale – Le Mans, Alençon, Chartres, Dreux, Orléans sont libérés –, que le 15 août, le débarquement de Provence ouvre un nouveau front, que l’effervescence croît dans la région parisienne – les grèves se multiplient à partir du 10 août (cheminots bâtiment, métallurgie, métro, PTT) –, Rol, en plein accord avec son état-major, prend plusieurs décisions liées à la mise en œuvre de ces conditions nouvelles et au déroulement du processus insurrectionnel.

16 Le 14 août, en apportant son soutien total au projet de grève lors de la réunion des mouvements de résistance de la police, il contribue à faire basculer les policiers parisiens du côté des FFI et à lever le risque d’un conflit entre résistants et forces de l’ordre. Le 19 au matin, premier jour de l’insurrection, son intervention devant 2 000 policiers rassemblés à la préfecture de police, où il passe par hasard, permet de sceller cette rencontre. L’après-midi du 19, décision capitale pour l’unité des forces insurrectionnelles, Alexandre Parodi, délégué général du général de Gaulle, intègre avec les FFI « toutes les forces de police, de gendarmerie, etc. », sous les ordres du colonel Rol.

17 Avant même l’insurrection, Rol commence à faire sortir son état-major de la clandestinité : le 14 août, il l’installe dans deux appartements à Montrouge et Malakoff. Prélude à l’installation dans des locaux de la ville de Paris, le 18 rue de Meaux (19e arrondissement), le 19 rue Schœlcher (14e), lieu plus central. À la veille d’échéances majeures, il s’agit de faciliter le travail collectif en évitant la multiplication des contacts par agents de liaison entre membres de l’état-major, mais la dimension symbolique de la décision du 14 août ne peut être ignorée : elle sonne comme le prélude de l’ultime phase du combat pour la libération.

18 Le 16 août, dans l’ordre d’opérations no 8, Rol, constatant que « la débâcle allemande a commencé », souligne que, si la paralysie de l’ennemi reste l’objectif premier des FFI, cette mission doit désormais constituer partout où c’est possible la « première phase de la conquête du terrain par les FFI » : en s’attaquant « aux petits postes isolés et aux petites garnisons », ils contraindront l’ennemi « à rassembler ses forces en un certain nombre de points d’appui » isolés les uns des autres. Ainsi est énoncée une consigne majeure qui sera appliquée à grande échelle pendant l’insurrection : forcer l’ennemi à s’isoler dans quelques bastions.

19 Le 17 août, Rol participe à la réunion du bureau du comité parisien de libération (CPL) qui appelle à l’insurrection. Il se prononce pour son déclenchement car l’ennemi est désorganisé, démoralisé et commence à évacuer ; les alliés sont presque aux portes de Paris ; les autorités vichystes se sont effondrées ; les FFI sont partout à l’offensive et la police est ralliée ; la population manifeste de jour en jour sa volonté d’en finir. Aussi, bien que les quelque 20 000 FFI parisiens ne disposent que d’environ 600 armes, et que seuls 1 750 FFI d’Île-de-France, sur quelque 60 000, soient armés, les conditions générales sont favorables à l’insurrection. Celle-ci décidée par le CPL et approuvée par le CNR, Rol lance le 18 un ordre de mobilisation générale accompagné d’un appel à « s’armer par tous les moyens », notamment en désarmant l’ennemi, à attaquer l’occupant partout où il se trouve, à protéger les services publics. Son ordre général du 19 août énonce un principe venant directement du maréchal Foch – « le succès est fonction du nombre », d’où l’appel au recrutement massif – et fixe très précisément la mission des FFI de la région parisienne – « Ouvrir la route de Paris aux armées alliées victorieuses et les y accueillir », qui reprend une expression de Charles Tillon, le chef des FTP, dans sa lettre à Rol du 8 août 10.

20 La liaison avec les armées alliées est d’emblée une préoccupation centrale. Le 18 août, jour de l’ordre de mobilisation générale, Rol, en accord avec son état-major, envoie Trutié de Varreux prendre contact avec le commandement américain. Mais la voiture qui le transporte est mitraillée près d’Étampes par un avion américain, ses occupants tués. Dès qu’il apprend la nouvelle, Rol envoie le 20 août son chef d’état-major, le commandant Gallois, qui connaît parfaitement la situation et parle très bien l’anglais, demander qu’une « colonne de secours » vienne « soutenir notre effort et exploiter sans tarder les résultats que nous avions acquis » 11. Gallois rencontrera les généraux Patton, Bradley et Leclerc. Cette mission n’est pas unique, mais elle est certainement celle qui a le plus contribué à donner au général Leclerc le feu vert pour foncer sur Paris.

21 Cet ensemble de décisions éclaire la conception de l’insurrection du colonel Rol et de son état-major. Nous sommes effectivement en pleine « logique de guerre ». Le raisonnement est d’abord militaire, même s’il intègre la dimension nouvelle qu’est l’intervention de la population civile. Les objectifs sont précis et limités : grâce aux opérations incessantes des FFI et le soutien massif de la population, il s’agit d’occuper le maximum de terrain, de rendre la vie impossible à l’ennemi partout où il se trouve en situation d’infériorité, c’est-à-dire, au bout du compte, dans la plus grande partie de la capitale, le contraindre ainsi à se retrancher dans quelques bastions d’où, à l’évidence, les FFI ne pourront les chasser, ne serait-ce que parce qu’ils sont dépourvus d’armes lourdes, mais l’indispensable intervention des armées libératrices sera à même d’accomplir cette tâche, le terrain étant déjà largement déblayé.

22 Pendant l’insurrection, le commandement FFI s’inscrit dans cette vision générale pour diriger les opérations. Notons que c’est le seul organisme résistant à n’avoir pas été divisé par la trêve. Lorsque le 20 août au matin, Rol apprend par le chef d’état-major du département de la Seine, Raymond Massiet, que le chef départemental, colonel de Marguerittes (Lizé), a reçu l’ordre de cesser le feu, il réagit immédiatement en demandant à celui-ci de poursuivre le combat. Militaire discipliné, Lizé obtempère et il n’y a dans l’état-major régional aucune voix discordante. Cette unité sans faille a été un très important facteur de l’échec final de la trêve le 22, d’autant que l’état-major régional a continué, pendant ces deux jours quelque peu incertains, à assumer son travail dirigeant.

23 Pour le faciliter, il quitte le 20 août la rue Schœlcher et s’établit sous la place Denfert-Rochereau, dans un vaste abri souterrain aménagé avant la guerre par la défense passive, accessible de l’extérieur, directement sur la place, mais aussi, par souterrain, depuis l’immeuble de la rue Schœlcher et le terminus de la ligne de Sceaux du métro, ce qui permet des allées et venues discrètes. Rol sort souvent de son PC, notamment pour faire le point à la préfecture de police, au PC du colonel Lizé, rue Guénégaud dans le 6e arrondissement, ou à l’Hôtel de Ville 12. Amélioration spectaculaire, l’utilisation d’un central téléphonique en liaison avec la défense passive, le service des eaux, la préfecture de police, le métro, permet de collecter une masse d’informations, comptes rendus d’actions, situation de l’ennemi, progression des alliés, notamment de la 2e division blindée, demandes d’envois de renforts. Quand, à partir du 21 août, la presse résistante paraît au grand jour, elle diffuse instructions générales et conseils techniques de tous ordres, grâce aux journalistes accrédités auprès de l’état-major. Ainsi une note technique détaillée parue le 22 dans la presse, précise comment construire et défendre les barricades, rappelle les principes de base de la guérilla urbaine, indique comment attaquer un blockhaus et les précautions requises pour ce faire, explique comment détruire les chars.

24 Les barricades, qui ont commencé à surgir pendant la trêve, deviennent un élément très important de la guérilla urbaine. Appelant le 22 août à les généraliser, Rol souligne que leur objectif est d’entraver les mouvements de chars et qu’elles s’inscrivent dans la stratégie de paralysie générale de l’ennemi pour l’obliger à s’isoler dans quelques réduits. Paru sous le titre significatif « Ordre pour la défense de la population parisienne », cet appel marque dans la mise en œuvre de cette stratégie une étape nouvelle requise par l’intervention croissante de la population dans l’insurrection. De fait, lorsque la 2e DB du général Leclerc et la 4e division d’infanterie du général Barton entrent le 25 août dans Paris, les FFI sont maîtres d’une grande partie du terrain. Les points d’appui ennemis seront réduits par la force ou à la suite de la capitulation de von Choltitz, paraphée par le général Leclerc à la préfecture de police et cosignée à la gare Montparnasse par le colonel Rol.

25 Ainsi, des documents disponibles, il ressort que le chef régional et son état-major ont accompli la mission qui leur incombait, aussi bien par leurs instructions d’orientation générale, leur connaissance du contexte militaire dans lequel ils ont inscrit l’insurrection en lui donnant des objectifs précis, leur souci de se connecter avec les armées alliées, que par leurs interventions directes auprès des combattants, consignes précises, directives spécifiques d’action, notes techniques. « Quant au foisonnement d’initiatives qui résultent de l’appel à l’insurrection et de l’ordre de mobilisation, disait le colonel Rol-Tanguy, nous n’allions pas nous en plaindre : à l’état-major régional, nous y étions pour beaucoup. Qu’ensuite mille et une actions aient été entreprises sans que les états-majors les aient directement suscitées, nous ne pouvions que nous en féliciter : c’est bien à cela que nous avions travaillé les semaines précédentes. (…) Une insurrection ne peut réussir que si elle s’accompagne d’une multitude d’initiatives des insurgés eux-mêmes. (…) Il y va du succès de l’insurrection que ceux qui la dirigent sachent distinguer ce qui doit relever des ordres centraux de ce qui doit être du ressort des combattants. Mon état-major devait définir des objectifs ou donner des consignes précises. (…) Mais sur le terrain, c’était aux FFI d’apprécier et de décider sans en référer à l’échelon supérieur s’il fallait ou non attaquer, à quelle occupation de bâtiment ils pouvaient ou non procéder… La suite de l’insurrection montre que, dans cette perspective, l’état-major régional a su assumer pleinement son rôle d’impulsion. »13

26 Après la libération de Paris, Henri Rol-Tanguy – c’est ainsi qu’il se nomme désormais – choisit de rester dans l’armée. Ses qualités militaires sont reconnues par sa hiérarchie : dès la dissolution des FFI, il intègre l’état-major du général Kœnig afin de préparer l’intégration des FFI dans l’armée et il est chargé courant septembre 1944 de contribuer auprès du général Billotte à mettre sur pied la 10e DI, essentiellement composée de FFI. À partir du 18 janvier 1945, il suit en auditeur libre, à la demande de Kœnig qui invoque le commandement exercé comme chef régional FFI, un stage au centre de perfectionnement des officiers supérieurs de Provins, complété en mars à Rouffach par un stage d’instruction au combat où il fait la connaissance du général de Lattre de Tassigny. Il est intégré en avril au 151e RI, issu de la colonne Fabien, en qualité de stagiaire, adjoint du lieutenant-colonel Gandoët, commandant le régiment. La fin de la campagne d’Allemagne, qui conduit le 151e RI de la Forêt-Noire au Danube, vaut au stagiaire, par ailleurs cité à l’ordre du régiment pour une action spécifique, un rapport très élogieux de Gandoët : « Officier supérieur de qualité, brave au feu, calme, pondéré, dynamique, ayant un idéal élevé. (…) A su mettre en valeur ses qualités naturelles d’entraîneur d’hommes. Travailleur acharné, esprit curieux, le colonel Rol, qui représente une “figure” de la Résistance, a acquis des connaissances militaires étendues. Sur le terrain, a du coup d’œil et de l’esprit de décision. Officier exceptionnellement doué, d’une valeur morale indéniable qui a su se faire aimer de tous. Semble capable d’exercer rapidement un commandement de son grade. »

27 Après les formalités nécessaires, et notamment, en juillet, le dossier présenté au ministre de la Guerre par le général de Lattre de Tassigny, qui affirme que le colonel Rol deviendra « un remarquable Chef de Corps », l’intégration dans l’armée d’active est acquise le 25 décembre 1945, avec le grade de chef de bataillon à titre définitif, qui sera suivi le 15 mars 1946, de la promotion au grade de lieutenant-colonel à titre temporaire, ce qu’avait suggéré de Lattre dans son rapport.

28 Le lieutenant-colonel Henri Rol-Tanguy, fait compagnon de la Libération le 18 juin 1945 par le général de Gaulle lui-même, n’aura guère l’occasion de déployer les capacités qui lui sont reconnues. Bien que sa loyauté n’ait jamais pu être mise en doute, sa carrière militaire sera brisée par la suspicion qui frappe des dizaines d’officiers venus du communisme avec l’irruption de la guerre froide à partir de 1947.

Notes

1 Bourderon (Roger), Rol-Tanguy, préface de Levisse-Touzé (Christine), Éditions Tallandier, 2004, 768pages.

2 Exemples dans Rol-Tanguy, op.cit., chapitre 6, «Espagne», p.87-122

3 Dans les années 1930, Henri Tanguy est avide de lectures de tous ordres et acquiert une culture extrêmement diversifiée.

4 Il ignore, comme de très nombreux militants, les fluctuations politiques du PCF de 1939 à 1940. Mobilisé à Brest, muté en novembre 1939 en Lorraine au 57e RIC, il allait être « affecté spécial » dans une usine d’armement à Pamiers, mais avec l’offensive allemande du 10 mai, il est envoyé à Rivesaltes, armurier à la CHR du 28e RICM sénégalais, qui est le 16 juin sur le Cher, dans la zone des armées. Henri Tanguy participe à l’évacuation de tirailleurs sénégalais, ce qui lui vaut une citation à l’ordre du régiment. Démobilisé le 16 août 1940, il est à Paris le 19. Il est successivement l’un des responsables des comités populaires clandestins de la métallurgie parisienne (août 1940-mars 1941), responsable politique d’un secteur de Paris du PCF (mars-juillet 1941), responsable militaire des deux premiers triangles de direction des groupes armés (FTP à partir de début 1942) de la région parisienne (juillet 1941-septembre 1942), responsable FTP en Anjou Poitou (septembre 1942-mars 1943), responsable FTP de la région parisienne (mars-septembre 1943). Il est alors affecté au Comité d’action contre la déportation (CAD), puis aux FFI en cours de constitution.

5 Sur toutes ces questions, cf. Rol-Tanguy, op.cit., 3e partie, « Résistance, 1940-1944 » ; sur le changement tactique de 1942, cf. aussi les témoignages essentiels de Roger Linet, 1933-1943, La traversée de la tourmente, Messidor, Paris 1990, et de Lise London, La mégère de la rue Daguerre, Seuil mémoire, Paris 1995.

6 Divisée en quatre circonscriptions, elle comprend P1 (Paris et le département de la Seine), P2 (Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Oise), P3 (Eure-et-Loir, Loiret, Loir-et-Cher, partie du Cher en ex-zone occupée), P4 (Yonne, Aube, Nièvre, partie de l’Allier en ex-zone occupée).

7 Les documents évoqués proviennent, sauf indication différente, des archives du colonel Rol-Tanguy. Une partie a été publiée dans Libération de Paris – les cent documents, par Henri Rol-Tanguy et RogerBourderon, préface de JacquesChaban-Delmas, Hachette Pluriel, Paris 1994.

8 Selon les termes très justement employés en 1994 par RobertFrank, professeur à Paris I, dans sa communication au colloque « Paris 1944 » sur « L’état-major FFI », parue dans Paris 1944 – les enjeux de la Libération, préface de JacquesChirac, actes du colloque publiés sous la direction de ChristineLevisse-Touzé, Albin Michel, 1994, p. 219-225.

9 Procès-verbaux des réunions du COMAC, archives du général Malleret-Joinville. Sur les difficultés multiples rencontrées dans P1, et notamment les rapports conflictuels avec le délégué militaire régional (DMR), le capitaine de frégate Pierre Sonneville (Montrose), cf. Rol-Tanguy, op.cit., chapitres 16 à 20.

10 Cette lettre met les FTP de la région à la disposition des FFI de Rol, mais demande à celui-ci de prendre ses consignes auprès de la hiérarchie FTP; cf. Rol-Tanguy, op.cit., p.354-360

11 Selon les propres termes de Gallois dans son rapport. Voir Granet (Marie), Ceux de la Résistance 1940-1944, Éd de Minuit, Paris 1964, p. 358

12 Le 19 août, la préfecture de police a mis à sa disposition une traction avant et un chauffeur.

13 Rol-Tanguy, op.cit., p.396