FERRIÈRES GABRIELLE

Auteur de la fiche : JANVIER-FÉVRIER 2003 - N° 283 bulletin de l’A.D.I.R.

GABRIELLE FERRIÈRES

Par une belle soirée d’août 1943 à Paris, Gabrielle Ferrières et son mari vont dîner chez le frère de Gabrielle, un cabas à la main chargé de provisions … et de rapports sur l’activité économique des Allemands, à destination des Anglais. L’as c’est un agent de l’Abwehr (service de contre-espionnage de la Wehrmacht) qui, revolver au poing, ouvre la porte. Le policier est seul à garder la souricière et il autorise les Ferrières à chauffer leur repas à la cuisine. Gabrielle allume le gaz et son mari commence à faire brûler ses rapports. Coups de feu, bagarre, mais le document est inutilisable. Conduits à l’hôtel Cayré boulevard Raspail, les Ferrières y aperçoivent Jean et ils entendront toute la nuit au-dessus de leur tête les brutalités dont il sera l’objet pendant un interminable interrogatoire. Ils seront ensuite conduits tous les trois à Fresnes, où Gabrielle restera cinq mois avant d’être libérée. Marcel Ferrières sera déporté à Buchenwald. Il en reviendra, mais Gabrielle n’eut jamais de nouvelles de son frère.

Ce n’est qu’à la fin de juin 1945 que le ministre de la Guerre lui fit savoir que Jean Cavaillès avait été condamné à mort par le Tribunal militaire d’Arras au début de l’année 1944 et que le jugement avait été immédiatement exécuté. Gabrielle se rendit à la mairie d’Arras où elle apprit que parmi les douze suppliciés exhumés d’une fosse découverte à la citadelle, trois n’étaient pas encore identifiés. Sur l’enveloppe qui contenait les restes du portefeuille de son frère était écrit « Inconnu N° 5 ». Gabrielle et son frère avaient été liés dès l’enfance par une tendresse et une proximité de pensées exceptionnelles qui demeurèrent toujours aussi vives, même lorsqu’ils eurent atteint la quarantaine. La mort de son frère restera pour Gabrielle une plaie mal refermée jusqu’à la fin de sa vie. Et quand on sait qu’elle avait perdu à la naissance l’unique enfant qu’elle pouvait avoir, on mesure combien nous l’avons connue fragile, déchirée. Sa souffrance jamais apaisée lui permettait de participer en profondeur à la souffrance d’autrui. Lorsqu’elle vit revenir les premières déportées, elle fut si profondément bouleversée qu’elle n’eut de cesse de les entourer et de les comprendre, s’informant inlassablement sur le vécu de chacune d’elle et sur l’ensemble du système criminel des camps de concentration.

Gabrielle avait contribué, avec Maryka Delmas et Jacqueline Mella – au prix de difficultés inouïes – à l’aménagement des quatre étages de la rue Guynemer réquisitionnés pour les déportées qui allaient rentrer. Ces trois femmes, auxquelles s’est jointe dès son retour Geneviève de Gaulle, ont battu, je crois, le record de longévité au service de l’ADIR.

Gabrielle s’efforçait de résoudre les mille et un problèmes dans lesquels se débattaient nos camarades à leur retour. Ainsi avec Lise Lesèvre qui avait tout perdu à Lyon et que l’ADIR hébergeait, elle se lia d’une amitié profonde qui dura

jusqu’à la mort de Lise. Parfois elle se laissait aller à un étrange sentiment de culpabilité de n’avoir pas été déportée « Vous », nous disait-elle, « vous êtes des anciennes Déportées avec un grand  » D  » tandis que moi je ne suis qu’une internée avec un petit  » i  » » et elle riait de bon cceur avec nous. Mais elle souffrait réellement de n’avoir pas souffert dans sa chair la détresse des camps, et elle s’est toujours tenue un peu en retrait. Et pourtant, elle était des nôtres, profondément.

Dès le début, Gabrielle a voulu donner une dimension culturelle au travail social de l’ADIR. Elle organisait des rencontres, des conférences, des récits de voyage, des arbres de Noël pour les enfants, des goûters de la Chandeleur. Il y eut même une éphémère « Commission des Relations Amicales ». Un jour Gabrielle eut l’idée d’organiser un concert de musique classique dans les locaux de l’ADIR. Etant elle-même une excellente pianiste, elle ne s’est pas rendu compte que nous autres étions singulièrement incultes dans ce domaine et nous eûmes le chagrin de voir sa salle de concert quasiment vide. Nombre de nos camarades étaient encore gravement perturbées par leur déportation, difficiles à contenter. Gabrielle ne s’est pas découragée pour autant. Un soir de Noël elle organisa une « Longue Veille », selon une tradition protestante. Cette soirée de chants et de lectures devait se terminer par des agapes dont un jambon en croûte, se souvient une camarade – Inutile de dire que le succès de cette soirée fut beaucoup plus important que celui du concert. Gabrielle fut de celles qui firent vivre les réunions du lundi, ces « thés » gentiment moqués par nos camarades de la rue Leroux, mais qui ont été d’année en année un précieux secours pour nos solitaires. La solitude, la tristesse sans fin de la solitude, Gabrielle voulait la combattre. C’est un sujet qu’elle a souvent abordé dans notre bulletin auquel elle a collaboré de 1949 à 1996.

De 1949 à 1953, Gabrielle a assumé la .charge de Secrétaire générale de l’ADIR, à une époque où le système des pensions se mettait en place et où il y avait un travail harassant à l’ADIR, 1 190 dossiers en cours à un moment donné. Elle passait des heures entières dans le métro pour aller voir nos malades aux hôpitaux de Bégin ou de Percy, elle faisait même des tournées en province. Nous lui devons d’avoir recruté une merveilleuse assistante sociale, Viviane Samuel qui s’était occupée de cacher des enfants juifs pendant la guerre et devint ensuite la directrice de l’OSE, (Oeuvre de Secours aux Enfants). En 1951 Gabrielle créa la Société des Amis de l’ADIR, dont le premier président fut son ami Alexandre Parodi. Elle participa aussi, avec Maryka, à l’organisation de la construction de ces trente-cinq logements que la Ville de Paris avait accepté de réserver à des déportées dans les nouveaux HLM de la rue Daviel, dans le XIII, arrondissement. Qui se souvient de notre petite Dina, corsetière de son métier, qui habitait là-bas et venait chaque lundi s’occuper de la bibliothèque de l’ADIR ? Ces camarades avaient reconstitué à la Glacière un petit nid d’entraide – avec ses inévitables chamailleries – et un jeune médecin de leurs voisins, le Dr Jacques Ribes, s’occupait d’elles avec un grand dévouement, se spécialisant sur le tas dans la pathologie de la déportation. « Il ne manquait plus qu’une enceinte de barbelés», dit une ancienne locataire nostalgique, « pour se croire à Ravensbrück ! »

Les années passent, Gabrielle est toujours là, dans les fonctions de vice-présidente, qu’elle gardera jusqu’à l’âge de 94 ans. (Elle avait presque cent ans quand elle nous a quittées le 13 décembre 2001.) Pendant cinquante ans, elle avait collaboré à Voix et Visages dont elle fut souvent la « gérante de publication ». On ne peut énumérer ses innombrables contributions : portraits très riches de camarades disparues pour lesquelles elle se livrait à de patientes recherches, longs récits d’épisodes de la guerre ou de la persécution antisémite, contes de Noël, reportages, réflexions, critiques de livres, etc.

Discrètement, pendant toutes ces années, Gabrielle écrit pour elle-même. Elle n’est plus pianiste, elle devient écrivain. En 1950 paraît son premier livre, Jean Cavaillès, sur la vie de son frère dont elle fait revivre la personnalité exceptionnelle de philosophe et de mathématicien, à la recherche de l’essence des idées. Tout absorbé qu’il fût par la rédaction de ses premiers essais de philosophie mathématique, Jean Cavaillès, fils et petit-fils d’officier, fut bouleversé par le désastre de la France en 1940. Avant la fin de l’année, il entrait en contact avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, puis il se joignit, avec les Aubrac, au travail de propagande anti-Vichy de Libération-Sud.

Mais il aspirait à davantage d’action et il passa à Libération Nord jusqu’au moment où, après un saut à Londres, il créa le groupe Cohors, chargé de sabotages et de la récolte de renseignements militaires. Gabrielle et son mari furent ses premiers adjoints, jusqu’à leur arrestation à tous trois. Le livre de Gabrielle, écrit dans ce style clair, précis, élégant qui était le sien, a été vite épuisé. Il fut réédité deux fois. Il sera réédité une troisième fois cette année par les Editions du Félin, pour le centième anniversaire de sa naissance.

Vers 1968, toujours très discrètement, Gabrielle devint « écoutante » à SOS Amitié, des nuits entières, des dimanches entiers. Sa sensibilité, son don de compatir en profondeur à la souffrance d’autrui la désignaient bien pour une telle charge. Après quelques années, elle écrivit deux ouvrages, faits de courts récits inspirés de ses dramatiques dialogues nocturnes. Le premier, Sauras-tu me reconnaître…, paru au début de 1974, reçut le prix Henri Amic de l’Académie Française. Le second, Voix sans Visages, parut en 1996. Il y eut entre temps un roman, Chemin de nulle part, et fidèlement, dans Voix et Visages, notre camarade Anne de Seynes signalait ces ouvrages dans de longues et passionnantes recensions. Précisons en passant qu’Anne Fernier-de-Seynes, journaliste et écrivain elle-même a été longtemps responsable du bulletin et a contribué, avec Gabrielle et Jacqueline Rameil, à lui donner la qualité qu’il a encore.

Gabrielle, toujours fidèle à l’ADIR, organisa avec notre déléguée Madeleine Nicolas-Lugan la Rencontre Interrégionale de 1982 dans son Sud-ouest natal. Elle appartenait à une vieille famille protestante de cette région, dont elle perpétuait les traditions de rigueur, d’altruisme et de sens du devoir. C’est de cette origine, peut-être, que jaillissait parfois ce sentiment de culpabilité d’être perpétuellement en-dessous de sa tâche. Comme son frère Jean, elle était hantée par la quête de l’Absolu, Dieu peut-être ? On a pu voir à plusieurs reprises ces fidèles protestants, Jean avant la guerre, et Gabrielle après la guerre, aller se retirer des Semaines Saintes entières dans quelque monastère … Mystères de l’âme humaine, mais merveilleuses retombées pour leurs proches, dont cette belle méditation que Gabrielle a écrite autrefois pour Voix et Visages et dont nous redonnons quelques extraits : nous sommes en 1980, Gabrielle est seule dans la crypte de la Sorbonne à Paris, où se trouvent les restes de dix maîtres et élèves de l’Enseignement Public, parmi lesquels son frère Jean Cavaillès – et aussi notre camarade de Ravensbrück, Mlle Zilmberlin, professeur d’enseignement techniqueComment ne pas se sentir en faute à l’égard d’un passé qui s’éloigne et que nous voudrions préserver de l’oubli, que nous essayons de retenir, d’actualiser en l’évo­quant pour ceux qui ne l’ont pas connu… un passé servant de modèle dans lequel nous allons nous perdre, dont nous altérons inconsciemment la vérité ? Dire et redire, modifier sans en être conscients, dater les faits, les pétrifier en quelque sorte, empê­cher leur métamorphose, n’est-ce pas les séparer d’un monde en marche. Nous, qui sommes « porteurs de mémoire », nous dont le passé restera toujours le présent, qui manifestons notre révolte à l’égard de l’oubli, avons-nous réalisé que ce passé qui est passé ne nous appartient plus, qu’il est « accompli », qu’il prétend maintenant à la pérennité et que, ouvriers d’un devenir, nous sommes seulement la mémoire du futur ? Lentement, une poussière patiente recouvre les dalles dans la crypte. L’or des noms lui-même s’éteint pour créer une sorte de communauté sans mémoire. Debout, seul, dans ce lieu secret, le survivant d’une époque révolue prend conscience de l’oubli nécessaire. Délivré du temps et participant au temps, ne faisant qu’un avec lui, arrêté et pourtant en marche, regardant d’un oeil obscurci et par­lant d’une bouche scellée. Fantôme parmi les fantômes, entièrement habité de silence, un silence qui permet d’entendre, enfin, les voix s’élevant dans la muette immobilité de la totale solitude. Consentant à l’oubli, un oubli sans commencement ni fin qui, déjà, préfigure l’aventure éternelle.

Bibliographie de Gabrielle Ferrières

Jean Cavaillès. Philosophe et combat­tant 1903-1944. Avec une étude de son couvre par Gaston Bachelard, P.U.F., 1950 (épuisé).

Réédité sous le titre Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre. 1903-1944. Postface de Gaston Bachelard, Le Seuil, 1982 (épuisé).

Sauras-tu me reconnaître… Ed. Fernand Lanore, 1973, 136 p.

Avec Yves Ledure : Chemin de nulle part. Ed. Fernand Lanore, 1979.

Voix sans visages. Ed. Calligrammes, 1996, 80 p.