ROMANS Alain

Auteur de la fiche : Antoine du Passage, Président de la Fondation des Gueules Cassées

Alain ROMANS

Histoire d’un « Gueule Cassée » trop oublié (1905-1988)

Il était petit, rond, rose et ressemblait à Woody Allen (en plus ovale), rayonnant d’intelligence, de gentillesse et d’ingénuité. Quant à sa bravoure – et même à son héroïsme -, on va le voir, ils furent absolument exemplaires

Sur le haut du front il portait une longue et profonde balafre, dont il était très fier, je dirai pourquoi. Il adhéra, dès 1950, à la Fédération des Trépanés (FNTBT) À ce titre, il fut – ipso facto – intégré à l’UBFT en 1985, trois ans avant sa mort.

Son histoire est un véritable roman épique, comme si son nom au pluriel d’Alain ROMANS l’avait mystérieusement prédestiné. Par devoir de mémoire et en précieux souvenir de la complicité fraternelle qui nous a si souvent rapprochés, il me faut donc aujourd’hui, de tout coeur, évoquer, avant qu’ils ne s’effacent, quelques épisodes étonnants de la vie aussi mouvementée que rocambolesque de cet excellent camarade et fidèle ami.

LA CAMPAGNE DE FRANCE

La grande aventure commence en 1940. Alain ROMANS a 35 ans. Soldat au 46° R.I. lors de l’invasion allemande, il est blessé au genou à Malmédy et refusant la défaite, atteint en clopinant la frontière espagnole. Il la passe clandestinement. On le retrouve à Cadix où il s’embarque sur un cargo anglais. Arrivé à Londres, il n’entend pas l’appel du 18 juin de de Gaulle et s’engage, sous commandement britannique, dans le commando parachutiste qui s’illustra plus tard, le 6 juin 1944, en Normandie, sous les ordres du colonel Kieffer.

Mais nous n’étions encore qu’en automne 1940. Il ne s’agit alors que d’un raid sur l’Ile de Batz (au large de Roscoff) pour y saboter les préparations en cours du débarquement allemand en Angleterre. Malheur ! l’avion, dans la nuit, se trompe de cible, et Alain, avec ses camarades, atterrit… sur l’île de Cézembre, au large de Saint-Malo. Accueilli par la Kriegsmarine qui occupait les lieux, il est aussitôt inculpé de « terrorisme » flagrant, du seul fait qu’il était armé mais ne portait aucun costume reconnu militaire, par la Convention de Genève.

Le jugement fut expéditif : tous furent condamnés à mort, puis rassemblés à Saint-Servan, dans les fossés de la tour Solidor, et fusillés en groupe. Détail important : à la mitraillette et non pas au mousqueton…

Le soir, les pêcheurs de Saint-Servan, bouleversés, vinrent pour ensevelir les corps en pleine mer. L’un d’entre eux s’écria soudain : « Il y en a un qui bouge encore ! » C’était miraculeux : en dépit des douze balles reçues en plein corps et du « coup de grâce » administré au pistolet sur le front après la fusillade (et d’un oeil perdu), Alain ROMANS avait survécu au massacre. Sans le savoir, il était ainsi devenu un « Gueule Cassée » absolument unique en son genre.

Avec un humour mêlé de gravité, en montrant son front, il appelait cette blessure son

« Baptême du feu ». On ne pouvait mieux dire !

LA CAMPAGNE DE RUSSIE

Ressuscité, recueilli, soigné par des médecins résistants bretons ; recousu, guéri, mais plus que jamais allergique à la présence en France des « autorités d’occupation» (Ainsi désignées à l’époque), Alain prit le maquis dès que possible Jusqu’au jour où derechef après maintes péripéties, il tomba aux mains de l’ennemi.

Déporté cette fois en tant que juif en situation aggravée, il fut expédié dans un camp de la mort « exemplaire » (!), celui de Treblinka, puis, par chance, à Kassas en Lituanie. Décidément invulnérable « Coriace comme un homard », disait-il, profitant d’un relâchement de la surveillance nazie, il entreprit, avec un camarade, de s’évader vers l’Est. En marchant dans la neige en direction des canons soviétiques qu’on entendait de loin (l’offensive allemande de 1941 venait de s’accentuer). Le malheur survint lorsque son camarade, à bout de, forces, s’effondra, mort, entre les bras d’Alain. « Que voulais-tu que je fasse ?, m’a-t-il raconté, le sol était gelé, je n’avais que mes mains. Alors, faute de pouvoir creuser une tombe, j’ai « enneigé » mon copain comme j’ai pu. Puis, le sachant chrétien, j’ai posé sur son tumulus blanc une croix faite de boules de neige assemblées ». Arrivé exténué dans les lignes russes, Alain fut rudement accueilli – et même molesté. Tout en lui – de fait – était repoussant et suspect : son oeil hagard, son visage hirsute, ses vêtements de bagnard en loques, son errance vagabonde, etc. Amené devant la commandante russe de la garnison locale, il se trouva face à une énorme « baba » bottée, en uniforme étoilé aux parements rouges, qui lui parut aussi avenante, délicate et sensible qu’un bloc de granit extrait du Caucase. Terrifié, il tenta de s’expliquer en allemand, puis en russe : il était français, résistant, déporté, évadé, affamé. II clamait son amitié pour toutes les Russies, se référant, sûr de lui, à un très lointain grand chef de cœur, un certain général de Gaulle, parfaitement inconnu en ce temps-là à cet endroit. Naïvement, afin de prouver sa bonne foi, il alla jusqu’à proposer : « Informez-vous ! Téléphonez en France, à Paris. On vous confirmera que je suis un musicien très connu, pianiste virtuose – et non pas un espion allemand déguisé ». Hilarité générale des Soviétiques de type apparemment asiate plutôt que gallo-romain. Touchée de compassion, à la fin, la baba bottée, le coeur à demi fendu, avisant dans sa datcha provisoire de campagne un triste piano à l’air éreinté dit à Alain: « Si tu es pianiste, montre-moi donc ce que tu sais faire ! »

Alain regarda ses doigts. Avec effroi, il se rendit compte alors qu’ils étaient devenus autant d’appendices boudinés, bleuâtres et perclus d’engelures. I1 se sentit perdu, pris en flagrant délit d’imposture. Que faire ? Saisi, en bon juif, d’une fervente et pathétique inspiration, il invoqua le Seigneur: « Mon Dieu, à la tour Solidor tu m’as sorti d’affaire. Tu as été bon, mais c’était juste : je ne t’avais pas offensé ! Depuis la tour Solidor, après avoir longtemps cheminé, je te jure ne t’avoir non plus jamais offensé. Sois donc encore juste et bon Seigneur, et tire-moi encore d’affaire I »           .Puis il posa les mains sur le clavier. Et miracle : sous les doigts du merveilleux artiste, du vieux piano moisi sortit une musique douce et tendre, mozartienne, devant une assistance de rudes guerriers Kalmouks médusés, bouche bée, les larmes aux yeux. Insondable Russie ! La glace était rompue – et la vodka dégelée. Quelques semaines plus tard, après un périple homérique de moi oublié, il était effectivement hors d’affaire. (Sauf qu’il traversa le lac Ladoga en pinasse – suivant la retraite momentanée de l’armée russe – ; se retrouva ensuite à Mourmansk, sur la mer de Barents, pour enfin embarquer (encore !) sur un cargo anglais qui passait par là, direction Liverpool puis Londres. Toujours aussi coriace et plus disponible que jamais pour de nouvelles aventures).

Le TEMPS DES SECRETS

On ne saurait résumer les exploits d’Alain ROMANS sans évoquer – sans pouvoir les raconter, et pour cause – ses activités intenses d’agent secret durant la guerre (et même plus tard, durant un temps de « guerre froide »). Je sais seulement que le colonel Alexandre de Marenches (dit « Porthos », chef d’état-major du général Juin en Italie et, plus tard, nommé directeur du S.D.E.C. par Georges Pompidou) avait pour lui, es qualités, la plus haute estime. Quant à ses « missions d’ombre », Alain ne m’en parla jamais. Mais il me soupçonnait de l’en soupçonner. Il ne s’exprimait donc là-dessus que par allusions sibyllines, me faisant comprendre que je n’avais rien à y comprendre. Jamais il ne me dit où ni quand, ni comment ni pourquoi il avait « fonctionné ». Ce qui est sûr c’est que, si Alain ROMANS avait voulu écrire des « Mémoires de guerre », le lecteur irait de surprise en surprise. C’est la seule chose qu’il laissait entendre. Disons seulement que, embauché par l’Intelligence Service dès son arrivée à Londres en 1942 : – parce que possédant le don des langues (comme beaucoup de ceux qui ont  « l’oreille musicale »), – parce qu’il avait un goût inné et marqué pour les missions du type « James Bond », on le vit successivement à Gibraltar, à Oran, à Tanger – et ailleurs. On le vit même en Afrique du Sud, au Cap. Pour donner le change et gagner un peu sa vie, il pianotait dans les bars chics des récitals fugitifs, ne refusant aucun pourboire : les temps étaient durs. On le trouve enfin à Alger, en fin 1943, où il changea aussitôt d’employeur sans changer d’emploi : il endosse l’uniforme de la France combattante, cette fois définitivement et exclusivement

LA CAMPAGNE D’ITALIE

Parlant quatre ou cinq langues au moins, Alain ROMANS fut nommé officier de liaison/interprète et affecté comme tel, sur sa demande, à l’état-major du général Juin, commandant le Corps Expéditionnaire d’Italie. Ainsi eut-il le privilège d’être présent (sous les ordres du général de Monsabert) « aux premières loges » à Cassino, au Gagliano, à Ponte Corvo (où il fut blessé), puis à Rome…Rome ! Trente ans après son entrée dans la Ville Éternelle, il en parlait encore avec émerveillement Il est vrai que, pour lui, tout s’était conjugué poux rendre la date mémorable. On va le voir. Car en raison, sans doute, de sa personnalité singulièrement emblématique, Alain fut dépêché au Vatican en compagnie de deux autres officiers afin de préparer, avec tout le protocole voulu, la visite que le général Juin – premier entré à Rome – se devait de faire au pape Pie XII.

Informé de la présence dans ses murs de trois libérateurs français, le pape les fit, sans attendre, monter chez lui et leur fit paternellement conter leurs exploits. Puis, afin de marquer saintement ce grand jour, il entreprit d’offrir à ses hôtes des médailles pieuses et de grand prix.

Mais quand vint le tour d’Alain ROMANS, celui-ci objecta. : « Pardonnez-moi, Très Saint Père, mais je suis juif, alors, vous savez les médailles » – « Qu’à cela ne tienne ! », dit le pape. Qui, fouillant dans ses tiroirs, en retira une petite pendulette armoriée en or, sans doute cadeau d’un très riche et très chrétien visiteur. Il la remit, souriant, à un. Alain éperdu de confusion. Puis il entreprit de lui parler en un dialecte étrange : « Pardonnez-moi encore, bafouilla Alain, mais je ne comprends rien… ». – « Vous avez tort, répondit le pape, le doigt tourné vers le ciel. C’est de l’hébreu et, Là-Haut, on ne parle que cela ! »

Plus tard, le maréchal Juin adorait raconter cette histoire, tout bougonnant affectueusement. « Ce diable de ROMANS a été mieux servi grue moi ! »

Mais la campagne d’Italie n’en était pas finie pour autant. Incorrigible amoureux des avant-postes risqués, notre héros trouva moyen, quelque temps après, d’être blessé encore aux abords de San Giminiano. Transporté à l’hôpital de Florence, il y retrouva son frère d’armes le plus cher, mon ami Alain de Bollardière. Un autre Alain à qui je dois la grâce d’avoir connu ce fabuleux « trompe-la mort » et d’avoir fraternisé avec lui au point de recueillir, de sa bouche, les récits qu’on vient de lire.

LA VIE DE BOHEME

Il est temps de rappeler qu’Alain ROMANS, en dépit du caractère assez belliqueux de quelques temps forts de sa vie, fut surtout l’un des pianistes compositeurs improvisateurs des plus surdoués de sa génération.

Né en Pologne, comme Chopin, enfant prodige dès l’âge de 6 ans, comme Mozart, sa vocation s’affirme au sein des conservatoires de Leipzig, de Berlin et enfin de Paris où il fut l’un des élèves préférés du grand Vincent d’Indy (fondateur de la Schola Cantorum). Sa carrière de soliste-concertiste s’annonçait brillante, tant dans la création classique intimiste (on l’a souvent apparenté à Schubert) que dans l’exécution, très marquée par une sorte de tendresse communicative, inimitable, quasi ensorcelante.

 cause de cela, peut-être, il apparut souvent comme un marginal incorruptible, égaré par erreur dans un temps d’ailleurs : celui du rag-time, du be-bop et de la percussion à tout-va, bref d’un art qui échappait absolument à son entendement. II n’en eut cure, sans jamais chercher à « gérer » commercialement son talent ni sa carrière. Alors que, de l’aveu des critiques les plus exigeants, il aurait pu, s’il l’avait voulu, combler la salle Pleyel à lui tout seul ! Mais, plus cigale que fourmi, il était de tempérament trop libertaire pour se plier aux contraintes requises et trop fier pour livrer aux intrigues douteuses un métier qui, pour lui, eut toujours un sens secrètement religieux voire sacré (par exemple, c’est lui qui, en connaisseur, mit en musique la « Prière du para » écrite par son ami André Zimheld). « L’important, me disait-il, c’est – comme disait Marcel Proust – la « communication des âmes » : c’est que l’inspiration intime, poétique, qui te saisit soit universellement partagée par tous – qu’ils soient Kalmouks ou Bretons – de façon aussi épurée que possible ». Son langage donc (son message ?) ne pouvait, nécessairement, qu’être musical, de préférence improvisé, donc spontané, s’il voulait absolument rester vrai et compris.

C’est ainsi que sa vie d’artiste, par scrupule de sincérité, côtoya plus souvent la « vie de bohème» telle que chantée par Aznavour que celle, pleine de « paillettes », des grands et retentissants festivals à succès. Ce qui n’excluait nullement le compagnonnage et même une complicité incroyablement généreuse, s’il le fallait, avec de vieux amis fidèles moins oubliés que lui. Tels Vincent d’Indy, bien sûr, Mais aussi Ray Ventura, Django Reinhardt, Joséphine Baker, Alec Siniavine, André Ekyan ou Stéphane Grappelli. Il avait même une tendance émouvante à les « canoniser », comme il le faisait de tous ceux qu’il avait aimés. En revanche, il n’avait pas le sens de l’autopromotion. On le vit surtout animer de nombreuses « piges » nomades dans des galas plus ou moins caritatifs – mais de modeste envergure. On le vit même, gratuitement et spontanément, offrir son concours étincelant à des causes en contraste évident avec ses intimes convictions personnelles. Par exemple, la kippa juive sur la tête, il venait jouer sa fameuse « musique douce » au bénéfice de l’Office chrétien des Handicapés (O.C.H.), ou de la restauration de l’abbaye du Bec-Hellouin, ou encore de la fête patronale du collège des Eudistes à Versailles. Si on lui parlait d’honoraires, il se récriait : « Un pape m’a déjà à payé ! », répondait-il à tous les coups, ravi. Car sa générosité sans limites n’avait d’égale qu’une extrême sensibilité du coeur et de l’esprit. Et même ce résistant farouche, ce soldat de fer – on l’a vu – cachait une surprenante fragilité d’âme, En témoigne l’anecdote qui suit, dont je garde le souvenir attendri

En 1957, au retour d’une mission professionnelle dans les champs pétrolifères d’Hassi-Messaoud, je m’installai à l’hôtel Aletti d’Alger afin de rédiger tranquillement mon rapport. Une affiche du music-hall « l’Olympic » retint mon attention : au programme, en grosses lettres, figurait la chanteuse Dalida. Au dessous, en plus petits caractères : « Alain ROMANS et sa musique douce ». Bien entendu, je m’y précipitai dès le soir. Alain fut égal à lui-même inspiré, émouvant génial. J’étais enchanté. Las ! en rentrant â l’hôtel, je trouvai mon ami Alain en larmes. Effondré sur une banquette du bar, il sanglotait dans les bras de la gentille Dalida qui lui disait : « Mais, mon gros, tu n’as rien compris, tu es idiot. Â Alger, chez les pieds-noirs, quand le public est content, il applaudit. Et quand il est très content, il siffle ! Toi, tu as été sifflé comme moi-même je ne l’ai jamais été ! Et, stupidement, tu n’as pas répondu â des rappels qui étaient pourtant enthousiastes ! »

Enfin rasséréné, et devant des boissons fortes, Alain retrouva toute sa bonne humeur naturelle. Quant à son immense talent, il nous en administra la preuve séance tenante, à minuit, grâce au piano du bar quasi désert. Ainsi Dalida et moi et quelques clients attardés eûmes droit à un sublime petit récital privé venu du fond du coeur. Comme s’il voulait, de cette rude journée, avoir le dernier mot – et le meilleur !

Quelques années plus tard, je le retrouvai à Paris. Toujours plus cigale que fourmi. Toujours aussi désargenté, en dépit de l’édition à succès de plusieurs disques et de la composition heureuse de musiques accompagnant les films de Jacques Tati – il s’était, au surplus, endetté jusqu’au cou. Cela pour ouvrir, coûteusement, rue du Colisée, non loin des Champs-Élysées, un bar vespéral et nocturne baptisé « Chez Alain ROMANS ». On y venait consommer ou dîner tardivement au son du piano tenu par le maître de maison, plus improvisateur inspiré qu’il fut jamais. Bien entendu l’endroit était devenu le carrefour privilégié de ses anciens camarades du Corps Expéditionnaire d’Italie. Au son de la « musique douce », on y évoquait les temps héroïques. De temps en temps, le maréchal Juin venait y faire un tour, ces soirs-là, le champagne coulait â flots. Le maréchal payait une tournée… générale, naturellement.  Mais souvent, dans l’euphorie ambiante, Alain n’osait pas présenter l’addition à son illustre consommateur. Lequel envoyait sans faute, le lendemain, son aide de camp réparer les dégâts. Ce qui n’empêcha pas l’entreprise de finir, au bout de deux ou trois ans dans un quasi déconfiture ultra honorable mais sans appel.

LE TEMPS DE L’OUBLI

Philosophe, âgé, le coeur toujours aussi jeune mais ses vieilles blessures se rappelant souvent et cruellement à lui, Alain ne « bénéficiait » cependant que d’une retraite dérisoire. Quant aux droits d’auteur, ils ne servaient qu’à couvrir ses dettes. Son seul et dernier trésor se résumait alors à ceci : sa vieille kippa de prière, sa Légion d’honneur, sa médaille militaire, la pendulette du pape et une épingle de cravate en forme de petite clé de sol en or, incrustée de rubis, cadeau de son vieux maître Vincent d’Indy. Cher Alain : Perpétuellement enfant s’émerveillant de tout et de rien ; d’une douceur de caractère qui, justement, ne pouvait réellement s’exprimer que dans sa fameuse « musique douce », presque toujours improvisée, trop rarement écrite et éditée, hélas. Seuls ses derniers amis peuvent donc en garder maintenant, à l’oreille, l’émouvante, ineffable et pénétrante harmonie. Et, seuls ils ne peuvent l’écouter qu’avec une sorte de piété…Pour survivre, grâce à un piston providentiel venu de très haut, il fut engagé à l’hôtel Hilton que l’on venait de bâtir à Paris, avenue de Suffren, juste en face de chez lui, Avec son humour impayable, il se déclara enchanté de son emploi : au bar-saloon américain, le « Western », situé en sous-sol de l’hôtel, il était, disait-i1, peinard. En effet, au-dessus de son piano d’encoignure était affichée la fameuse injonction comminatoire, très « Far West » : « Il est interdit de tirer sur le pianiste ! ». « Pour la première fois de ma vie, me disait-il, je suis ainsi définitivement à l’abri des balles, de par la loi du coin ! » Nonobstant le brouhaha des conversations et la fumée des cigares, dans l’indifférence générale, solitaire, imperturbable, le vieil enchanteur aux yeux bleus déclinait les délicieux arpèges de sa bien-aimée « musique douce ». On l’entendait sans l’écouter. Peu lui importait : en son âme, évidemment, il était ailleurs au paradis des poètes sans doute. Lorsque mon épouse et moi lui faisions visite, certains soirs, il quittait aussitôt son piano pour venir nous embrasser et bavarder gaiement. En le quittant, nous ne manquions pas de lui dire « Bon courage ! », banalement et amicalement. Alors, en grand lecteur de la Comédie Humaine, il nous répondait toujours, citant Balzac : « Le courage, c’est la vie ! ». Quasi oublié du grand public autrefois conquis, ce musicien génial, ce héros authentique, cet ami d’une loyauté à toute épreuve, fidèle à sa discrétion coutumière – et sans amertume – disparut un jour, sans bruit. Les journaux en parlèrent peu. Comme l’écrivait autrefois Chateaubriand dans la Vie de Rancé : « On entendit à peine se refermer sa tombe ».

Tel fut Alain ROMANS, le « Gueule Cassée » trop oublié, en dépit d’un certain « devoir de mémoire ». Il aurait aujourd’hui 100 ans.