Du 18 Juin aux 18 juin

Rencontre prévu le 18/06/2000

 Jean Marin était en 1939-40 Correspondant à Londres du quotidien parisien Le Journal. Il allait être un des  » premiers compagnons  » du général de Gaulle et le premier chroniqueur des nouvelles émissions en français instituées par la BBC en juin 1940. Le 18 juin, vers 18h 30, il se trouvait pour enregistrer à Broadcasting House en compagnie de Jean Oberlé, peintre de talent et journaliste à ses heures. C’est ainsi que les deux amis eurent le privilège d’entendre, d’un studio voisin, le général de Gaulle prononcer son appel. Oberlé était homme d’esprit, c’est lui qui allait inventer la ritournelle fameuse :  » Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand  » ; il aimait  » faire des mots « .  » Eh bien ! « , dit-il,  » voilà un gars qui est sorti de la discipline pour entrer dans le Petit Larousse « .

Tel est le souvenir, vrai, reconstruit ou antidaté, que me raconta Jean Marin, peu après mon arrivée à Londres, en 1941. A franchement parler, je ne crois pas qu’aucun Français (et certainement aucun Britannique) ait soupçonné en 1940 que le 18 Juin allait devenir le 18 Juin. De même, les Parisiens qui prirent la Bastille ne soupçonnaient pas que la journée allait devenir  » le 14 Juillet « . Que l’appel, le 18 juin 1940, de ce général inconnu au nom prédestiné ait ému, qu’il ait suscité chez certains un souffle d’espoir dans l’effondrement général qu’il ait stimulé des énergies, assez de témoignages l’attestent. L’Appel apportait une lueur, il exprimait une volonté française que rien n’avait abattu, qui maintenait, par la voix d’un seul, une tradition nationale, qui faisait le lien avec toute notre histoire. Pour certains, dont je pourrais rappeler les noms, il a suscité une indéfectible reconnaissance, alors même qu’ils ne se faisaient pas la même  » idée de la France  » que le général de Gaulle. Mais, comme devant la plupart des grands événements historiques, bien rares durent être ceux qui en devinèrent la portée. Pierre Bourdan, le plus perspicace des correspondants français à Londres et qui allait être pendant quatre ans à la BBC le plus brillant commentateur de l’équipe  » Les Français parlent aux Français « , fut, le 19 juin au matin, de ceux qui firent visite au général rebelle, dans son petit appartement de Seymour Grove.  » J’éprouvais « , a-t-il raconté,  » une curiosité intense et nerveuse, sensation d’ailleurs réconfortante après le désarroi moral de la veille, mais non pas ce qu’un écrivain romantique appelait le  » frisson historique « , annonciateur des grands événements ou des grandes rencontres. « 

Et de montrer que l’Appel du 18 Juin (mieux vaudrait dire :  » l’ensemble des appels du général de Gaulle de juin 1940 « ) aura été comme la pierre que lance un montagnard sur un névé : la surface neigeuse frémit à peine, et c’est ensuite, très lentement, qu’elle s’ébranle et glisse, en un mouvement qui lui-même s’étend et se propage jusqu’à entraîner un versant, jusqu’à provoquer une avalanche, tandis que le premier écho d’un faible choc devient un bruit assourdissant. Le fait est que, si le 18 juin 1940 est devenu  » le 18 JUIN « , ce ne fut pas du jour au lendemain. Combien de Français, même parmi les résistants précoces, même parmi les plus fervents gaullistes de France, connaissaient, quatre ans plus tard, au jour de leur libération, la date et le texte de l’Appel? Du moins ont-ils su très tôt que de Gaulle avait été le premier à exprimer le refus et à le faire savoir, grâce au miracle de la radio -et qu’il avait été apparemment le seul, puisque la brutalité de la défaite avait tétanisé les masses et que le gouvernement du Maréchal avait contraint au silence les rares protestataires potentiels. Ainsi la prise de conscience de ce que représentait le geste du général de Gaulle a sans aucun doute existé largement et précocement parmi les Français, même chez ceux qui n’étaient pas gaullistes. La manifestation étudiante du 11 novembre 1940 à l’Arc de Triomphe, précédée de deux gaules en est un premier et éclatant témoignage.

Les étapes suivantes sont connues. L’engagement de Français Libres sur tous les théâtres de combat, la gloire de Bir Hakeim, la création d’un Comité national, toutes nouvelles relayées et amplifiées par la BBC, puis, à partir de 1942 l’adhésion des mouvements de résistance, ont achevé de faire du général de Gaulle un symbole : à la fois symbole de l’esprit résistant et symbole, selon ses propres mots, de  » l’honneur, [de] la raison [et de] l’intérêt national « . Avec l’occupation complète du territoire national qui transforme la France en protectorat de fait, et avec le STO, l’avalanche des refus s’amplifie. A mesure que s’affirment les chances de victoire alliée, le pronostic de Juin 40, même si l’on en connaît mal les attendus, fait figure de prophétie auto-réalisatrice. Juin 1940 avait été le point le plus bas de l’histoire française depuis les guerres de religion sinon depuis la Guerre de cent ans. La perspective change : Juin 1940 apparaît comme le début de la remontée. La libération de Paris et le sacre populaire du 25 août 1944 qui investit de Gaulle des Champs Elysées à Notre Dame achèvent de donner son sens au 18 Juin : L’aventure annoncée est devenue épopée ; l’épopée, complétée par  » l’insurrection nationale « , s’intègre avec une sorte de perfection historique dans le passé français. Triomphe de l’intelligence et de l’énergie contre les forces du destin. La honte rachetée. Jubilation accrue par le contraste entre les épreuves endurées et l’apothéose nationale.

Mais il y a davantage dans le 18 Juin que le geste qui se révélera libérateur et fera du héros un symbole. L’Appel du 18 Juin a été, pour de Gaulle, source de légitimité. On s’est souvent étonné de la formidable assurance avec laquelle, revenant au pouvoir, il se targuera d’incarner depuis trente ans la légitimité française. Avait-il vraiment confié dès juillet 1940 au capitaine Dewavrin alias Passy, comme ce dernier l’écrivit en 1946-47 dans le manuscrit initial de ses Mémoires, que l’honneur national, dont il s’était fait le champion, et l’indignité de tous les autres, lui donnaient vocation à représenter et à gouverner la France ? Même si le propos est, comme bien d’autres, une reconstruction de la mémoire, et plus plausible en 1942 qu’en juillet 1940 quand s’affirme le gaullisme politique qu’en juillet 1940, ou en 1943-44, quand il oppose à Roosevelt la légitimité du CFLN, on sait aujourd’hui qu’il existe chez de Gaulle, dès la période londonienne, une théorie très singulière de la légitimité, qui justifie doctrinalement sa vocation à gouverner le pays libéré, et dont la politologue Odile Rudelle a recherché et retrouvé les sources avec autant de finesse que de pertinence. Qu’est-ce qui fait qu’un régime ou un gouvernement sont légitimes ? On découvre avec étonnement que la question a hanté plus d’un dirigeant français tout au long du XIXe siècle. Elle ne se posait pas dans la France d’Ancien Régime, où la légitimité s’identifiait à une monarchie séculaire, pas plus qu’elle ne se pose aujourd’hui dans les pays anglo-saxons, assurés d’une stabilité constitutionnelle également séculaire, de sorte que la légitimité des gouvernements d’alternance est simplement celle qui résulte du verdict périodique des urnes.

La question se posa aux Français, lorsque, ayant rompu en 1792 avec la continuité monarchique, il leur advint de changer de régime tous les quinze ou vingt ans jusqu’à 1875, aucun de ces régimes, issus d’un coup d’Etat ou d’une révolution, ne bénéficiant d’un consentement unanime : ainsi y eut-il à chaque génération des politiques pour s’interroger sur les fondements de légitimité du régime nouvellement instauré. Ces questions oubliées ne l’étaient pas du général de Gaulle, qui était issu d’une famille au sein de laquelle le débat sur la légitimité de la République avait été longtemps vivace. L’effondrement de la IIIe République sous le choc de la défaite et par les manœuvres d’une clique leur avaient redonné en 1940 une actualité.

Pour de Gaulle comme pour la plupart de ses premiers volontaires, la IIIe République était bien morte, condamnée par ses fautes, sa licence et son impéritie. Le régime de Vichy, coupable du crime de l’armistice et investi dans des conditions douteuses, valait encore moins. Aussi proclama-t-il, par la Déclaration organique du 16 novembre 1940, l’illégalité et l’inconstitutionnalité du  » gouvernement de fait dit Etat français « . Conjointement, face au vacuum de la légitimité en France, la même Déclaration affirmait la validité du pouvoir provisoire institué par lui dans une fraction de l’Empire français, validité reposant sur la libre adhésion  » de millions de Français à travers le monde « , étant spécifié toutefois qu’il n’était que le dépositaire de la souveraineté nationale et qu’il rendrait compte de ses actes au peuple français, seul habilité, une fois libéré, à choisir ses institutions et ses gouvernants.

Cette vocation autoproclamée à représenter la France, de Gaulle n’eut pas de cesse qu’il n’obtînt de la faire reconnaître -fût-ce tardivement et chichement- par les puissances alliées. Il la fit valoir face au général Giraud en arguant de  » la raison supérieure que la France Combattante avait reçu de la France intérieure délégation morale pour rassembler et diriger tous les Français dans la guerre et défendre les intérêts de la France devant les alliés « . Ainsi, c’est en vertu de l’adhésion de plus en plus massive, mais non encore mesurable, des Français résistants que l’homme-symbole a ouvertement revendiqué, à partir de 1942, le premier rang dans la lutte et le droit légitime de représenter la souveraineté nationale dans le territoire libéré.

La légitimité dont il se prévalait se substitua progressivement à celle dont il s’honorait les deux premières années, celle d’unique représentant en liberté du dernier gouvernement régulier de la IIIe République. Elle aura été confirmée, eût dit Chateaubriand (que de Gaulle avait beaucoup fréquenté), par  » la souveraineté de la gloire « , ultérieurement par celle du peuple, puis par celle du temps.

Mais c’est l’Appel du 18 Juin 1940 qui en aura été la source. Par la volonté de son auteur et du fait de l’autorité grandissante qu’il acquiert, l’Appel aura été acte fondateur, et même doublement fondateur. Acte fondateur de la Résistance, tous les mouvements de résistance et tous les actes de la résistance autochtone découlant, dans la vision gaullienne, du 18 Juin. Acte fondateur aussi d’un régime, même si celui-ci naîtra seulement vingt ans plus tard : tel a été, en effet, le talent politique du général de Gaulle, telle aura été la force du mythe créé et incarné par lui, que dans l’esprit de bien des Français de l’an 2 000, la Ve République, dont nul ne conteste aujourd’hui la légitimité, procède non pas du  » 2 décembre sans coup d’Etat  » de mai 1958, mais directement du 18 Juin 1940.

La vertu de l’acte du 18 Juin et la multiplicité de ses prolongements suffiraient à expliquer que cette journée soit devenue en France, sinon fête nationale et jour férié, comme le 8 mai, le 14 juillet et le 11 novembre, à tout le moins journée culte. Cette promotion, qui implique la fixation de la mémoire collective sur un acte et un moment symboliques, il est remarquable qu’elle ne se soit pas faite plus spontanément qu’elle ne s’est faite immédiatement. Elle n’est pas davantage le produit d’une décision législative, comme les trois fêtes nationales. Elle a été l’œuvre méthodiquement poursuivie du général de Gaulle lui-même. La promotion du 18 Juin est un élément de la construction, très clairement voulue, du mythe de Gaulle par de Gaulle.

De l’Appel lui-même, d’abord, il a su faire un monument intangible. Si le texte en fut effectivement rédigé le 18 juin 1940, on sait depuis tout juste dix ans qu’il ne fut pas diffusé tel, le gouvernement britannique lui ayant imposé de sensibles remaniements. Quant à l’appel complémentaire du 19 juin ( » Au nom de la France, je déclare officiellement ce qui suit… « ), on a, depuis moins de temps encore, les preuves qu’il ne fut jamais prononcé et qu’il ne fut d’ailleurs pas rédigé avant le 22 ou le 23 juin. Il n’importe. Le général de Gaulle obtint néanmoins que ce soit le texte originel de son appel du 18 que publie la presse britannique du 19. C’est le texte originel du 18 ainsi que le texte non prononcé du 19 qui figurèrent ensuite dans les collections polycopiées des discours du Général conservées à Carlton Gardens, puis dans toutes les éditions des Discours et Messages à partir de 1941, les deux discours initiaux faisant seulement défaut dans les  » Archives écrites  » de la BBC.

Quant à la célébration du 18 Juin, elle commence dès 1941. Le 18 juin 1941, le général de Gaulle est au Caire : il prononce devant le Comité national français d’Egypte un discours qui est relayé par la radio de Londres. Il commence par ces mots :  » Le 17 juin 1940 disparaissait à Bordeaux le dernier gouvernement régulier de la France. […] Le lendemain naissait la France Libre… « 

Un rituel s’instaure en même temps à Londres. Ce 18 juin 1941, à l’appel de l’Association des Français de Grande-Bretagne, a lieu une  » Manifestation pour commémorer le premier appel du Général de Gaulle : La France a perdu une bataille, elle n’a pas perdu la guerre « . Elle se tient au Cambridge Theatre sous la présidence de l’amiral Muselier qui prononce l’allocution inaugurale. Le morceau de résistance est un discours du professeur René Cassin, Secrétaire permanent du Comité de Défense de l’Empire : « La France Libre au combat « . Un film est ensuite projeté. L’appel du général de Gaulle est lu. La cérémonie se termine par La Marseillaise et le God save the King. En 1942, deux grands rassemblements des Français de Grande-Bretagne ont lieu à l’Albert Hall, la plus grande salle de Londres, le 18 juin et le 11 novembre: ils sont l’occasion pour de Gaulle de prononcer des discours superbes, le discours du 11 novembre d’autant plus important qu’il se situe trois jours après le débarquement allié en Afrique du nord d’où la France Libre a été exclue.

Le 18 juin 1943, le Général est à Alger ; il vient d’y constituer avec Giraud le Comité français de Libération nationale. Il ne manque pas, ce 18 juin, d’aller déposer une gerbe au monument aux morts ; il prononce un grand discours  » à l’occasion du troisième anniversaire du mouvement de la France Libre « .Le rappel de l’antériorité de l’Appel a d’autant plus de poids qu’Alger a été plus longtemps maréchaliste. C’est aussi le jour qu’il a fixé pour l’inauguration du poste émetteur de Radio Brazzaville, devenue station de puissance internationale : autre occasion pour lui d’un discours. Le même jour, à Londres, où le rituel est maintenant consacré, Pierre Brossolette et Pierre-Bloch prononcent, devant la foule des Français de Grande Bretagne, les discours à la fois commémoratifs et annonciateurs de victoire 18 juin 1944 : le débarquement ne date que de douze jours. De Gaulle, qui a mis le pied sur la terre de France le 14 à Bayeux, est tout juste de retour à Alger pour le 18. Il parle devant l’Assemblée consultative et ce qu’il dit mérite d’être rappelé, si l’on veut bien y voir une étape dans l’histoire de l’édification du mythe :  » Messieurs, Je ne me permettrai certainement pas, au cours de cette grande séance, d’évoquer rien qui soit personnel. L’appel du 18 juin 1940 n’a eu, n’a revêtu sa signification que parce que la Nation a jugé bon de l’écouter et d’y répondre […].

 » Mais puisqu’il fut prouvé depuis, par tant de combats obscurs ou éclatants, puisqu’il est prouvé aujourd’hui, Messieurs, par le magnifique témoignage de votre assemblée et par le concours immense du peuple, que les voies qui ont été définies le 18 juin 1940 étaient bien celles dans lesquelles la Nation entendait faire sa libération et sa rénovation, tous ceux qui la servent et d’abord son gouvernement, n’ont qu’une chose à faire : c’est d’être fidèles aux intentions du pays « .

Et par deux fois, il revient sur le sens de l’acte fondateur. Tout en s’effaçant derrière  » la volonté instinctive de la Nation « , il célèbre  » le rassemblement national pour la guerre, pour la liberté et pour la grandeur que les Français ont commencé le 18 juin 1940 et qu’ensuite, pas à pas, ils ont poussé jusqu’à son terme « .1945 : le 18 juin tombe quarante jours après la fin des hostilités en Europe. Il est l’occasion d’une immense célébration de deux jours qui n’aura pu se comparer qu’au défilé de la victoire de 1919. Maurice Agulhon en a rappelé les fastes et la liesse dans un livre récent :  » Triomphe par les conditions mêmes de son ambiguïté et de l’attente populaire, […] célébration à la fois des Forces Françaises Libres et des forces de l’intérieur […], modèle nouveau de commémoration en un espace parisien, […], commémoration essentiellement gaulliste : la croix de Lorraine s’inscrit dans le ciel des Champs Elysées pour couronner le défilé « .

1946 : Le général de Gaulle a quitté le pouvoir. Deux jours après son discours de Bayeux, il amorce un nouveau rituel. Il a signé, l’année précédente, un décret aux fins d’ériger sur le site du Mont Valérien un monument dédié aux  » Morts pour la France  » ; le 11 novembre 1945, quinze corps de Français Libres et de résistants ont été déposés dans une crypte transformée en caveau provisoire. C’est devant cette crypte que, le 18 juin 1946, et désormais chaque année, il va raviver la flamme. Et revenu au pouvoir, c’est le 18 juin 1960 qu’il inaugure au Mont Valérien le Mémorial de la France combattante, où sont transférés les corps des martyrs et devant lequel, chaque année, est perpétuée depuis lors la commémoration de l’Appel.

En cette année 2 000, soixantième anniversaire de l’Appel, trentième anniversaire de la disparition de l’ « Homme du 18 Juin « , c’est, à juste titre, cette date qui aura été choisie pour l’inauguration, en l’Hôtel national des Invalides, du Musée de la Deuxième guerre mondiale et du général de Gaulle.

Pour l’analyste des représentations mentales et de la mémoire collective, l’histoire des 18 juin aura été une étonnante illustration de l’art qu’eut le général de Gaulle d’ériger sa propre statue en même temps que de promouvoir l’esprit de fierté et le rassemblement de la nation. Le 18 juin 1940 fait désormais partie du patrimoine national. Son évocation déconsidère au point de l’annihiler le message et l’image même du maréchal Pétain dans les films documentaires sur la période. Il est, dans tous les manuels d’histoire, le repère de l’honneur, du courage et de l’espérance. Il est inscrit dans les mémoires françaises comme une des plus grandes dates d’un grand passé.

Jean-Louis CRÉMIEUX BRILHAC