Déportés d’Indochine : soixante-dix ans d’oubli

Rencontre prévu le 11/03/2016

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Le 7 février, la France a reconnu la « mort en déportation » de deux soldats de l’infanterie coloniale en Asie. Ce sont les premiers à recevoir cet honneur national.

Ancien avocat au barreau de Versailles, François Cartigny a l’élégance de la France d’antan qui porte blazer bleu marine à boutons dorés et termine ses correspondances par « Votre dévoué ». L’homme écrit. Beaucoup. Enormément. Ses courriers, documentés et précis, envoyés à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG), l’aident à accomplir sa « Mission » – avec un grand M, insiste-t-il : honorer la mémoire des martyrs oubliés de la Résistance et de la déportation.

Le septuagénaire vient de remporter une victoire historique : deux soldats de l’infanterie coloniale, les Martiniquais Agnès-Albert Aly et Onésime Vernes, ont obtenu de la France, à titre posthume, la mention « Mort en déportation ». Leurs noms figurent au Journal officiel du 7 février. Ce sont les premiers à recevoir cet honneur national en étant décédés non pas dans un camp nazi, mais dans un camp japonais en Indochine, en 1945. « Il devrait y en avoir bientôt beaucoup d’autres, convient Daniel Arnaud, chef du département reconnaissance et réparation à l’ONACVG. Même si cela n’est spécifié dans aucun document, l’esprit de la loi Badinter du 15 mai 1985 qui a instauré cette dignité visait les hommes, les femmes et les enfants déportés sur le sol européen. Nos services ont d’abord et surtout porté leurs efforts sur eux. »

La comptabilité inachevée de cette barbarie ignoble – on estime à 150 000 environ le nombre de personnes envoyées dans les camps à partir de la France et à 125 000 ceux qui y périrent – en témoigne : 78 498 mentions « Mort en déportation » avaient été attribuées au 4 mars. Parmi elles, 78 496 sont des victimes du IIIe Reich et deux, désormais, d’une autre puissance de l’Axe, le Japon.

Une part d’histoire peu connue

Croquis réalisé par le capitaine G. H. Pauwels, emprisonné et torturé dans les géoles japonaises en 1945. DR

L’Indochine de 1945 reste un théâtre d’opérations méconnu. Les Français connaissent beaucoup mieux l’histoire du Débarquement et des plages de Normandie. A l’école, on apprend plutôt le conflit lié à la guerre d’indépendance de 1946 menée par le Vietminh contre la France et qui s’acheva en 1954 après la défaite de Dien Bien Phu. Qui se souvient en revanche des événements qui se déroulèrent sur ce territoire français d’Asie du Sud-Est au cours de la seconde guerre mondiale ?

Après l’armistice du 22 juin 1940, l’amiral Jean Decoux est nommé gouverneur général de l’Indochine française (Vietnam, Laos, Cambodge) par Pétain, président du Conseil depuis le 16 juin. Il applique la politique de Vichy et collabore avec les forces d’occupation japonaises. La « souveraineté française » est maintenue officiellement. Mais le 9 mars 1945, alors que les Alliés sont proches de la victoire en Europe et que les Américains infligent de lourdes pertes aux Japonais dans le Pacifique, l’empereur Hirohito ordonne à ses troupes de prendre le contrôle de l’Indochine où vivent alors environ 40 000 Français, dont 18 000 militaires.

En moins de quarante-huit heures, 2 650 soldats français perdront la vie, tués au combat ou massacrés – décapités au sabre, enterrés vivants, achevés à la baïonnette. Des femmes seront violées devant leurs maris avant d’être assassinées. Les survivants deviennent des captifs. Dans la population civile, 22 000 personnes sont placées en résidence surveillée. Environ 10 000 militaires, fonctionnaires et policiers connaissent l’internement impitoyable des camps disciplinaires. Près de 6 000 autres, dont 900 civils, soupçonnés d’avoir résisté et comploté contre le Japon, sont envoyés en déportation, livrés à la merci de la Kempetai, l’élite de la police militaire, plus connue sous le nom de la « Gestapo Jap ». Leur martyre ne s’achèvera que le 2 septembre 1945, lors de la capitulation japonaise signée en rade de Tokyo à bord du croiseur américain USS-Missouri.

Un homme peut encore raconter aujourd’hui la sauvagerie de la Kempetai, qui enfermait jusqu’à 20 prisonniers dans des cages en bois de 4 x 4 mètres, en principe réservées aux tigres. Ce grand témoin de l’Histoire, comme le fut jusqu’en 2008 Lazare Ponticelli, l’ultime poilu français disparu à 110 ans, s’appelle Raymond Bonnet. « Il est le dernier survivant des camps de la mort japonais », confie, ému, René Poujade, 96 ans, l’un de ses frères d’armes, secrétaire général de la Fédération des réseaux de la Résistance en Indochine (1940-1945).

A Antibes, dans les Alpes-Maritimes, la maison de Raymond Bonnet est à l’abri du tumulte habituel de la Côte d’Azur. Dans le jardin, deux mimosas en fleur et une fontaine dont l’eau coule en douce cascade. L’ancien guerrier, commandeur de la Légion d’honneur, médaillé de la Résistance et auteur de tant d’actes de bravoure, aspire au calme et aux grasses matinées : « C’est idiot, mais figurez-vous que j’ai mal aux os, la seule chose que les Japonais ont bien voulu me laisser. »

25 kg perdus en quelques semaines

Depuis le décès de son épouse, le vieux monsieur de 93 ans vit seul, épaulé au quotidien par une employée de maison. Jambes interminables, longues mains, il a un beau visage sec à la Mauriac. On le lui dit. « C’était un écrivain engagé. Nous avons donc un point commun. Sinon, j’écris moi aussi, mais des souvenirs, juste des souvenirs », sourit-il, en saisissant un livre posé à côté de lui : Condamné à mort par les Japonais. D’Aurillac à Saïgon, tribulations d’un résistant (1941-1946) (Editions du Bailli de Suffren, 2014). « Vous voyez, j’ai utilisé le mot tribulations, car il ne faut pas imaginer que nous étions les rois de l’organisation. Je me demande parfois comment nous avons fait pour réussir… »

Le récit de sa vie de maquisard, de sous-lieutenant parachuté fin février 1945 en Indochine avec deux camarades pour y organiser la lutte contre le Japon, puis de leur dénonciation, lui échappe souvent. Dans son livre, ce héros décrit l’enfer de l’emprisonnement et des interrogatoires dans les cellules de la sûreté à Phnom Penh : les bastonnades au bambou et au rotin, le supplice de l’eau qui noie les poumons, la vie en cage dont les parois étaient recouvertes d’excréments, les parasites, la faim, la perte de 25 kg en quelques semaines…

Les yeux tournés vers son jardin, il confirme tout cela : « Pour entrer dans la cage, il fallait passer à quatre pattes par un petit portillon de 50 cm de haut. Nous avions l’interdiction de nous adosser sur les parois. Nous avions ordre de rester assis en tailleur au milieu de notre prison de 6 heures du matin jusqu’à 8 heures le soir. C’était très éprouvant. » On sent la fatigue le gagner. Il doit se reposer. Avant de gagner sa chambre, il ajoute seulement : « La guerre de 1945 ne s’est pas finie le 8 mai. Jusqu’à la capitulation japonaise, des hommes et des femmes ont continué à se battre et à souffrir en Indochine. C’est important d’en parler. Eux aussi servaient les intérêts de la France. »

En ce dimanche 6 mars, le soleil chauffe les pavés des Invalides à Paris. Il règne comme un avant-goût de printemps. Un petit groupe avance lentement vers la cathédrale Saint-Louis. Une quarantaine d’anciens sont venus honorer, comme chaque année, les milliers de victimes du coup de force japonais du 9 mars 1945. La plaque mémorielle qui leur rend hommage était placée jusqu’à maintenant sur un chevalet dans la galerie de la cour d’honneur. Elle a enfin trouvé place dans l’église des soldats, au pied de l’autel de la Vierge Marie. Malade, Serge Huet, 85 ans, président du Groupement des rescapés du 9 mars 1945 en Indochine, a failli ne pas venir. « Les Invalides, c’est bien pour nous qui sommes des pièces de musée », s’efforce-t-il de plaisanter malgré la douleur qui le fait grimacer.

« Les oubliés du bout du monde »

Le soir du 9 mars 1945, il se trouvait avec sa famille à My Tho, au sud de Saïgon, dans le delta du Mékong. L’adolescent qu’il était alors a vu des marins français abattus à bout portant par les soldats japonais alors qu’ils se rendaient, mains en l’air. Il entend encore les cris de cette femme dont le mari venait d’être tué devant elle, et qui a avalé du détergent pour en finir. « Vous vous rendez compte, il a fallu attendre 2016 pour que deux de nos morts en déportation soient enfin reconnus… En réalité, nous avons été les oubliés du bout du monde, pendant la guerre et après. »

L’esprit de la loi Badinter tourné vers les victimes de l’Holocauste ne peut expliquer à elle seule ce trop long silence. Depuis 1951, les outils juridiques existent pour reconnaître ces martyrs morts en Indochine. Pourquoi un tel retard ? Chef du département de la mémoire à l’ONACVG, Benjamin Foissey avance l’explication la plus plausible : « Pendant les années qui ont suivi la Libération, le récit gaullo-communiste a éludé ces événements car les militaires d’Indochine étaient membres de l’armée d’armistice, et donc considérés comme des pétainistes. » Indignes, par conséquent. Historien, spécialiste de l’Asie, Jean-Louis Margolin évoque une autre raison : « Seul le lobby colonial aurait pu prendre leur défense. Mais dans les années 1950, on assiste à une montée générale de l’anticolonialisme notamment porté par le Parti communiste. Les rapatriés d’Algérie ont eu droit au même mépris. »

Serge Huet se souvient de son retour en métropole en juillet 1946. « Nous pensions être bien accueillis. Mais quand le bateau s’est amarré dans le port de Toulon, les dockers de la CGT nous ont insultés : “Où vous les avez mis vos lingots d’or ? Sales exploiteurs…” Beaucoup d’entre nous ont pleuré. »

François Cartigny a la ferme intention de continuer à défendre « ces abandonnés, ces voix qui se sont tues sans que personne ne les entende ». Si les premières mentions « Mort en déportation » ont été attribuées à deux Martiniquais, c’est simplement parce que le juriste est tombé amoureux de « cette île enchanteresse » et de ses habitants en 1986, quand il s’y installe pour vingt ans comme notaire. L’histoire de ce bout de terre le passionne. Il est ainsi devenu le président du Comité pour un mémorial martiniquais de la Résistance, de la déportation et de l’internement. Aujourd’hui, son combat devient plus politique. Le 31 mars, il a rendez-vous avec Régine Povéda, députée PS dans le Lot-et-Garonne, département où il réside désormais, dans le petit village d’Escassefort, pour qu’elle le soutienne dans sa volonté de faire modifier la loi du 15 avril 1954.

Le texte consacre le dernier dimanche d’avril « au souvenir des victimes de la déportation et morts dans les camps de concentration du IIIe Reich au cours de la guerre 1939-1945 ». François Cartigny propose de l’amender en ajoutant une petite incise : « et de l’empire du Japon, en Indochine ». Quelques mots, juste quelques mots, pour rendre enfin justice à ces oubliés de la patrie.

Références :LE MONDE | 11.03.2016 à 07h10 • Mis à jour le 11.03.2016 à 08h12 | Par Marie-Béatrice Baudet (Antibes (Alpes-Maritimes), Escassefort (Lot-et-Garonne), envoyée spéciale)