Cérémonie du Dépôt de gerbe organisé par l’association “ Mémoire des étudiants résistants ” devant le monument du Luxembourg à la mémoire des étudiants et lycéens morts pour la France, le 6 mai 1999.

Rencontre prévu le 06/05/1999

Allocution de Claire Andrieu, maître de conférences d’histoire à l’Université de Paris I et professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris

 

Monsieur le Président du Sénat,

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Maire,

Monsieur le Recteur,

Madame la Présidente de l’association “ Mémoire des étudiants résistants”,

Mesdames, Messieurs

 

Voici bientôt cinquante-cinq ans que par un jour comme celui-ci, en juin 1944, près de soixante-dix jeunes gens partaient à bicyclette rejoindre les bois de Sologne, dans l’espoir de s’y battre pour la libération de leur pays. Sans cette commémoration annuelle et sans celles de La Ferté Saint-Aubin, quel serait le souvenir laissé par ces garçons valeureux, dont l’âge s’est arrêté pour toujours au lendemain de leur départ, entre 18 et 23 ans ? Qui nous rappellerait la mémoire de ces jeunes gens, trop jeunes encore pour s1être déjà fait un nom ? Mais cette cérémonie dépasse la seule commémoration du massacre de La Ferté Saint-Aubin, qu’on appelle aussi “ l’affaire du By ”, du nom de la  ferme qui servait de point de rassemblement et de transit. A travers on exemple, il s’agît de rendre hommage à la mémoire des étudiants résistants dans leur ensemble, à ceux qui se sont regroupés à 1’Etoile et aux Champs Elysées le 11 novembre 1940, comme à ceux qui furent massacrés à la Cascade du Bois de Boulogne le 17 août 1944.

 

 

O mort, où est ta victoire, dirait le commémorateur. Mais l’historienne ou l’historien peut-il se tenir dans l’espace pur de l’hommage et de la célébration ? De la commémoration à l’histoire et de l’histoire à la commémoration, circulent de multiples canaux, mais l’une a l’autre demeurent séparées. Déjà les Anciens avaient distingué parmi leurs muses celle de l’histoire, de celle de l’éloquence et de la poésie épique. Les Grecs avaient bien vu que Clio et Calliope étaient sœurs, puisqu’elles étaient nées de Mnémosyne, la Mémoire, mais la mère n’arrivait pas toujours à calmer les disputes sans cesse renaissantes entre ses flues. Ce sont ces deux déesses, Clio et Calliope, l’Histoire et l’Epopée, qui se penchent aujourd’hui sur notre cérémonie.

Que dirait ici l’Histoire ? Elle dresserait un tableau sociologique, institutionnel et comptable de cet épisode de la Résistance. En bon notaire, elle pointerait le recrutement très sélectif de ces élèves des grands lycées parisiens et de leurs classes préparatoires. Désignant leurs écoles1 Saint-Louis, Henri IV, Louis le Grand, Buffon, Janson de Sailly, Michelet, Stanislas, elle soulignerait leur statut d7héritiers de la culture d’élite, et le caractère socialement situé de leurs talents les plus apparemment innocent; comme la peinture ou l’aviation. Dame histoire n’oublierait pas, cependant. de constater la présence de quelques éléments hétérogènes dans le groupe, en la personne du fils d’un garde-chasse de la région, par exemple, réfractaire  au STO, ou ai celle de Hacene ben Mohammed un  tirailleur tunisien employé dans une usine voisine.

 

La sociologie historique noterait aussi que l’expédition en Sologne n’a réuni que des garçons, à l’exception d’une seule étudiante. Cette dissociation des sexes, inusuelle dans la Résistance, donne un aperçu de la conception des genres ai vigueur à l’époque Elle est aussi un indice de la volonté d’engagement armé qui animait ces lycéens et ces étudiants. René avait dit à sa mère: “ ma mort sera bien payée si j’en tue au moins un ”. Et Pierre avait écrit à ses parents, le 7 juin: “  S’il m’arrivait malheur, vous n’aurez pas à pleurer une mort inutile, ce sera celle que j’aurais choisie ”. Pierre voulait, écrivait-il, revenir en “ soldat vainqueur (…) dans notre bonne vieille ville à nouveau libre ”.

 

Le 10 juin, à La Ferté Saint Aubin, les occupants ont bizarrement respecté la division des rôles masculin/féminin. Ils ont laissé en liberté les quatre femmes qui avaient hébergé les rebelles, alors qu’en d’autres lieux, ils les auraient expédiées à Ravensbrück. Ces femmes connaissaient les risques qu’elles couraient Avant le 10 juin, l’une des fermières avait répondu à son propriétaire inquiet : mourir dans un bombardement ou être fusillée, c’est la même chose; l’important, c’est d’aider à libérer le pays. Les Allemands n’arrêtèrent même pas l’une de ces femmes, propriétaire elle-même d’un manoir, qui s’était interposée avec passion pour sauver ceux qu’elle appelait “des enfants ”. Il est vrai qu’aucun soupçon de  non appartenance à la race aryenne ”, selon les termes dont usaient les sauvages de l’époque, ne pesaient sur ces femmes. Les chasseurs d’hommes déportèrent en revanche, pour motif d’hébergement, deux fermiers de Ligny le Ribault, et le propriétaire  du logis des Grands Bois.

 

Clio relèverait encore une anomalie dans la compagnie des jeunes patriotes. Car la trahison a joué sa partition dans “ l’affaire du By ”. André, un élève de mathématiques spéciales, un des  membre du groupe, était un agent double depuis le mois de février 1944 et renseignait la Gestapo sur les activités du réseau, moyennant finances. Après la Libération, la justice de la République le condamna à mort et mit un terme à sa vie.

 

A l’Histoire, la commémoration répond : à quoi bon ? De quel usage sont ces déconstructions du tout qu’était notre enfant, notre frère, notre oncle ? Où sont nos morts dans ce procès d’objectivation scientifique? Pourquoi disséquer l’être social de ceux que la mort a changés en héros ? Puisque leurs chefs appartenaient au réseau Thermopyles, le commémorateur évoquera ces mots gravés dans la Paroi du défilé grec où périrent 300 Spartiates, trahis eux aussi par un des leurs: “ Voyageur, va-t-en  dire à Sparte que ceux qui sont tombés ici sont morts pour ses lois ”. Passant, va dire à la République de France que ceux qui sont tombés sous les coups ou sous les balles sont morts pour son droit.

Mais le greffe de l’Histoire fait dautres comptes. Combien de fusillés dans les clairières de Sologne le 10 juin 1944? Quarante et un. Combien de déportés non revenus ?. Treize jeunes et trois hommes. Le greffier sans âme pose même la question : est-ce beaucoup pour l’époque? Et se souvient des 99 pendus et des 149 déportés de Tulle datant de la veille, le 9 juin, des 642 morts de tous âges à Oradour le même 10 juin, ou encore des 35 fusillés de la Cascade du Bois de Boulogne le 17 août. Affolement de l’envahisseur envahi, traques et tueries d’êtres aux mains nues par des hommes bottés, casqués, enragés par l’annonce du débarquement allié.  Mais à la date d’aujourd’hui, le décompte exact des internés, des fusillés et des déportés de la Résistance n’est pas établi. Aussi le greffier est-il empêché de poursuivre son raisonnement. Ce serait pourtant une façon de faire revivre les acteurs du passé que de les nommer et de les compter. Le travail du mémorialiste et de l’historien se rejoindraient dans cette œuvre. Le projet est en cours de réalisation pour les déportés de la Résistance, mais le sort des internés et des fusillés attend encore d’être étudié.

 

Si  elles peuvent s’entendre, Calliope et Clio peuvent aussi se disputer le passé. Dans le­ cadre de la commémoration, la solennité des lieux, le marbre des monuments aux morts, le caractère généralement sombre et froid des halls de lycée ou d’université consacrés à l’hommage aux morts de la guerre, tout concourt à figer les destins dans une éternité étrangère à la vie. Dans ce cadre immobile, l’éloquence de Calliope et ses chevauchées dans le champ de l’épopée, de l’héroïsme et du martyre, apposent un baume sur la souffrance des hommes et des femmes que l’histoire a blessés. la poésie épique a aussi d’autres fonctions. Que seraient les Français sans Vercingétorix et sans Jeanne d’Arc, sans ces étendards de la parole que sont : “  tout est perdu fors l’honneur”, “  la liberté ou la mort ”, “ la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas ”, et tant d’autres formules gravées dans un marbre plus parfait que les faits observables ?

 

Mais, proteste l’Histoire, comment, dans ce contexte, rappeler la jeunesse des résistants, leurs canulars et leur pagaille, leurs erreurs et leur gaieté ? la valse des vingt ans, écrivait un poète en 1940, “ La valse des vingt ans traverse les bistros, Eclate comme un rire aux bouches du métro ”. Comment évoquer ces lycéennes marchant par quatre sur le trottoir pour obliger les soldats allemands à descendre sur la chaussée? ou laissant négligemment leurs cartables traîner au milieu du couloir du lycée pour entraver les déplacements des Allemands qui occupaient une aile du bâtiment 2 Ou encore ces étudiants se promenant avec deux cannes à pêche sur l’épaule, en jouant d’un calembour qu’une oreille étrangère aurait peine à reconstituer, puisque pour le comprendre il fallait passer successivement des cannes aux gaules et de deux gaules à de Gaulle ? Et comment, face à Calliope, Clio oserait-t-elle parler de la désorganisation du réseau Thermopyles en juin 1944, de la grande pagaille ” que fut le départ pour la Sologne, et de la part de l’improvisation locale, des marches et des contre-marches des garçons à l’arrivée? Clio relèvera les effets désorganisateurs, au sein du réseau, des arrestations de mars avril et de début juin 1944, et, d’une manière générale, elle soulignera les difficultés de communication au sein de la Résistance.  Poursuivant son analyse des causes, ajoutant à l’ensemble la sauvagerie redoublée de l’occupant à l’annonce du débarquement, l’Histoire verra rétrospectivement s’annoncer la tragédie de la Ferté Saint-Aubin. Tais-toi donc, oiseau de mauvais augure, lui rétorquera Calliope.

 

Mais le clivage Histoire / Epopée est plus compliqué qu’il ne semble. Leur mère commune, la Mémoire, les tient liées, et parfois brouille les distances qu’elles veulent maintenir entre elles. il arrive que les admirateurs de Calliope se dressent les uns contre les autres au nom d’une certaine vision de Clio, de même que les serviteurs de la science historique se disputent parfois en s’accusant mutuellement de nourrir de coupables sentiments pour la poésie épique, quelle que soit l’épopée en cause. Le cas s’est produit récemment, où le comportement de quelques historiens à l’égard d’un couple de résistants a suscité une forte réprobation de la part des enseignants et des chercheurs. Mon sentiment est que lorsque des historiens, dont le métier est de chercher les causes et d’apprécier le contexte, se posent en juges, dont la fonction est de trouver des coupables et de peser les responsabilités individuelles, ils jouent en vérité les inquisiteurs et les redresseurs de mémoire. Confondant leur magistère avec une magistrature, ils drapaient Clio, qu’ils le veuillent ou non, dans une nouvelle robe de Calliope, et font de leur vérité un dogme officiel.

 

En ce qui concerne la période de l’Occupation, ce jeu de rôles peut aller très loin puisqu’il n’y a pas une mais dix, mais trente mémoires de cette période, tant elle a dé vécue de manière diverse et opposée. On pourrait simplifier en évoquant les quatre mémoires principales, la mémoire attentiste, la mémoire juive, la mémoire résistante, la mémoire collaboratrice, mais tant d’autres mémoires seraient à inventorier. Dans ces conditions, dans un pays de libre expression, il ne peut y avoir une seule Histoire de l’Occupation, quel que soit le soin que l’on mette à respecter ses méthodes. C’est un effet de “ la pitié qui était au royaume de France ”, pour reprendre les termes de Jeanne d’Arc. C’est un effet du malheur de la France entre 1940 et 1944, que cette unité perdue de l’Histoire. D’où le prix, si l’on ne l’avait déjà compris, de la liberté d’expression, de la liberté de commémorer, de la liberté d’écrire l’histoire dans le respect de ses méthodes ou de la chanter, en un mot, de la liberté tout court.

 

Si nous sommes ici réunis dans Paris qui est redevenue Paris, “ dans notre bonne vaille ville à nouveau libre ” comme l’espérait Pierre, Si nous entretenons le souvenir du passé en toute liberté, c’est aussi grâce aux étudiants résistants morts pour la France.

 

Grâce leur en soit, infiniment, rendue.