Des savants dans la Résistance – Boris Vildé et le réseau du Musée de l’Homme.

Par Anne Hogenhuis   Auteur : Anne Hogenhuis    Éditions : CNRS Éditions – 2009

 

Anne Hogenhuis, docteur en histoire vient de publier « Des savants dans la Résistance – Boris Vildé et le réseau du Musée de l’Homme », paru aux éditions du CNRS. Au travers de cet ouvrage revit un homme, aujourd’hui un peu oublié, Boris Vildé qui fut l’un des pionniers de la Résistance avec Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon. Tous les trois furent à l’origine d’un des premiers réseaux de lutte clandestine, celui du groupe du Musée de l’Homme qu’ils créèrent dès l’été 1940 et dont l’épopée se termina tragiquement deux ans plus tard.

 Ce livre est passionnant parce que le périple de Boris Vildé constitue à lui seul une aventure peu commune, avec sa part de mystère et aussi grâce au portrait particulièrement attachant que trace Anne Hogenhuis de cet ethnologue – résistant fusillé à 34 ans le 23 février 1942. Boris Vildé avait passé sa première jeunesse en Estonie où sa famille s’était réfugiée fuyant le chaos bolchevique et la guerre civile. Jeune et pauvre émigré il s’impatiente vite dans cette province balte où ses regards le portent vers les métropoles où se fait l’histoire. C’est dans le Berlin pré-nazi, de 1930, où il prend le parti des ouvriers en buttent aux chemises brunes qu’il rencontre André Gide, premier contact qui sera pour lui « étonnamment fructueux ». Boris arrive en 1933 à Paris, s’intègre à la colonie russe de Paris « … peintres ou poètes qui vivent d’expédients entre Montmartre et Montparnasse », où cette vie de bohême ne le détournera pas de son projet principal : reprendre ses études. Sur la recommandation de Gide il rencontre Paul Rivet directeur du Musée de l’Homme qui l’intègre progressivement dans ses équipes. Avec Irène Lot, fille d’un célèbre médiéviste, qu’il vient d’épouser, tout en poursuivant ses études, il va côtoyer cette frange d’intellectuels français bouleversés par la guerre civile en Espagne qui se mobilisent au cours de forums animées par André Malraux. Après plusieurs missions réussies dans les pays baltes sous le patronage de Paul Rivet, à l’occasion d’une exposition au Musée de l’Homme sur ces pays lointains, il s’insère définitivement dans la vie de l’équipe du musée dont les sous-sols « sont le lieux de brassage marqué par un formidable bouillonnement intellectuel ». Mobilisé, blessé il retrouve le 5 juillet 1940 le musée, rejoint les jours suivants, par ses amis Anatole Lewitsky, Yvonne Oddon, puis très vite par Germaine Tillion. Autour de ce petit noyau de jeunes ethnologues, viendront s’adjoindre : Agnès Humbert du Musée des Arts et Traditions Populaires et d’autres intellectuels issus de la nébuleuse antifasciste des années 30 comme Jean Cassou, Claude Aveline, Simone Martin-Chauffier. L’un des premier temps fort de cette jeune Résistance fut le 15 décembre 1940 quand 600 exemplaires ronéotypés du journal clandestin Résistance, dont on doit le titre à Yvonne Oddon sortent sur quatre pages format 21 x 27 cm. Cinq numéros seront édités, écrits dans l’appartement des Martin-Chauffier et dactylographiés par Agnès Humbert. L’avant dernier numéro paraîtra en mars 1941 et le dernier, rédigé par Pierre Brossolette sortira après le démantèlement du réseau. Tout au long de la vie clandestine du groupe du Musée de l’homme, Boris Vildé en sera l’âme, « magnétisant » ces compagnons, créant des filières d’évasion, un service de renseignements, défiant toujours avec lucidité mais imprudence l’occupant et ses polices. Boris est arrêté le 21 mars 1941 et incarcéré à Fresnes où il rédigera « dans une langue superbe » un journali dans lequel il livre ses réflexions d’homme, de résistant et d’ethnologue, « ce qui pour lui est un tout ». Il dédicacera quelques unes de ces « feuilles de Fresnes » à son gentil petit animal « zverik » c’est-à-dire son épouse Irène. Ils seront dix-sept, femmes et hommes du groupe du Musée de l’Homme à comparaître, le 6 janvier 1942, devant le tribunal militaire allemand de la prison de Fresnes, dont le principal accusé est Boris Vildé. Dix accusés sont condamnés à mort, seules les trois femmes sont graciées, tandis que les sept hommes dont Boris Vildé et Anatole Lewitsky, leur recours en grâce refusé, regarderont la mort sans faillir.

Ce livre passionnant est d’abord la biographie du fondateur du réseau du Musée de l’Homme plus qu’une étude de ce réseau, où Anne Hogenhuis démontre comment Boris Vildé né russe et devenu français, tout à la fois poète, linguiste ethnologue et « précoce de la résistance », par sa force morale, ses qualités et son optimisme lui avait permis, avec un petit groupe de savants, d’entraîner des femmes et des hommes à se lever et leur faire comprendre que la liberté ne pouvait être reconquise que par l’action.

i1 « Journal et Lettres de prisons 1941 – 1942 » préface de Dominique Veillon, postface de François Bédarida paru aux ED. Allia 1997.

Voici le texte de la conférence de Madame Anne HOGENHUIS :

Boris Vildé, Un savant dans la Résistance

Boris Vildé a été fusillé par les Allemands au Mont Valérien le 23 février 1942. Il avait 33 ans. Il avait fondé le premier groupe de Résistance organisée, qu’on appellera par la suite le réseau du Musée de l’Homme, et ce groupe publiait un journal intitulé Résistance. Un titre qui eut le sort glorieux que l’on sait. Alors que jusque là à propos de ceux qui n’acceptaient pas l’occupation étrangère on parlait de clandestinité, de groupes d’opposants, quelques mois plus tard, on ne parlait plus que de Résistance, comme le relate Claude Bourdet, lui-même grand Résistant. Nous reviendrons en détail sur Vildé et la Résistance de la première heure. Car avant d’être un résistant, Vildé fut aussi un ethnologue, et si l’on remonte le film de sa vie à reculons, un poète, un aventurier aussi, et au départ un jeune Russe chassé de son pays par la Révolution de 1917. Je m’aperçois que j’évoque Vildé au passé. Ce qui est conforme aux règles d’écriture de l’Histoire, mais ne correspond pas au vœu de Vildé lui-même. Alors qu’il allait être exécuté, dans sa lettre d’adieu à son épouse, Irène, il lui recommande : « Pensez à moi comme à un vivant ». C’est ce que je vais essayer de faire, pour partager avec vous toute la force, l’originalité, l’intrépidité, la modernité d’une personne au parcours exceptionnel, aimant la vie et les bonnes choses de la vie. On ne peut évidemment pas dans le temps imparti raconter toute une vie, même courte, mais riche en évènements. Aussi je n’en retracerai que les grandes étampes, en soulignant les faits marquants, et aussi en soulevant les questions qui se posent à ce propos, parce que si je vais dresser le portrait d’un héros, je ne veux pas verser dans l’hagiographie. Malgré les sources que j’ai pu consulter, en français, en allemand ou en russe, des zones d’ombre demeurent. Je vais donc moi-même soulever des questions auxquelles je n’ai pas de réponse, en attendant vos questions à vous. Boris Vildé est né à Saint-Pétersbourg, en 1908, dans une famille de bonne culture russe et orthodoxe, son certificat de baptême qui lui sert de pièce d’identité en fait foi. On évoque du côté de son père une ascendance balte, pas très précise ; on mentionne la Lituanie, on parle d’un lien avec un romancier estonien, Edward Vildé, qui semble mythique. Le père meurt jeune. Mme Vildé avec son fils qui a cinq ans et une petite fille part dans une maison de campagne modeste à l’est de la capitale, à Iastrebino, à une centaine de km. Là les surprend la guerre de 1914, puis surtout la guerre civile. Vildé court dans les tranchées qui sont encore là, voit d’anciens officiers, «  les jeunes militaires aux longs manteaux » parlera Marguerite Yourcenar qui mènent une lutte désespérée pour reprendre Saint-Pétersbourg aux rouges. Ils échouent Une première référence d’une lutte héroïque et désespérée. Après cet échec, pour fuir la révolution, ses violences et la famine, Mme Vildé avec ses enfants, traverse la frontière et se met à l’abri en Estonie, devenue indépendante, à Tartu, où s’organise toute une société émigrée, en attendant le retour. La petite ville se situe à proximité d’un lac célèbre, là où a eu lieu le « combat sur la glace » filmé par Eisenstein : le prince Alexandre Newsky y repousse l’envahisseur germanique, les chevaliers teutoniques, qui dans leurs lourdes armures s’enfoncent sous les glaces. Une seconde référence, la lutte contre l’envahisseur étranger. A Tartu, les Vildé vivent dans une grande pauvreté, Boris termine ses études au lycée russe et entre à l’université où il obtient un diplôme de chimiste. Deux remarques. La chimie devrait permettre à Vildé de gagner sa vie, mais seule la poésie l’intéresse. Il écrit des vers dans les albums des jeunes filles, il en publie dans les revues locales. Un poème mérite d’être cité. Je vais en lire quelques strophes.

……Tout est calme, cellule n° 4. Jour après jour, sans espoir ni déception. Seul le carré du ciel, par-delà Les fenêtres grillagées de fer, rappelle le monde. Tout est calme, cellule n°4.

Je pleure moins, et moins souvent, ma liberté, La captivité m’a englouti, puis avalé. Le murmure des tristes murs de pierre Est paisiblement désarmant, enjôleusement affectionné. Je pleure moins, et moins souvent ma liberté.

Semaines oiseuses, si dénuées de pensées. Je me repose de mes nuits passées, De l’angoisse des gueules de bois perpétuelles, Des souillures sur mes discours inutiles. Semaines oiseuses, dénuées de pensées.

Tout est si simple, si facile, si clair. Vivre ? Entreprendre des actions, puis retomber ?
Cinq pas jusqu’au mur et retour, Et en retour aussi, seuls cinq pas mesurés.

Tout est calme, cellule n°4. L’acier des fenêtres grillagées n’appelle pas l’angoisse. Et, avec chaque jour, la paix d’une folie bleue S’épanouit, toujours plus profonde en moi. Tout est calme, cellule n° 4.

Un texte qui pourrait paraître prémonitoire. Mais Vildé a bien été emprisonné en 1927. Ce qui nous conduit à la seconde remarque. On ne sait pas vraiment pour quel motif. Lui-même n’en dira rien et au moment de sa naturalisation, il n’y aura rien dans son casier judiciaire estonien. Mais d’après les notes qu’il écrira à la prison de Fresnes en 1941, on comprend qu’il a traversé le lac Peïpous pendant une nuit de tempête, au risque de sa vie, et abordé en territoire soviétique. Une action intrépide. Pour dire adieu à sa Russie natale ? Il y a ainsi des zones d’ombres dans sa vie. Autre mystère, comment s’est-il retrouvé trois ans plus tard à Berlin ? Sans visas, car il n’a pas de vrais papiers. Une première tentative a échoué. Il avait confié à sa sœur que s’il ne sortait pas de ce pays où il n’y a pas d’avenir pour lui, il mettrait fin à ses jours. Il sait qu’il a un avenir ailleurs, et cet avenir, il l’imagine littéraire. Il aurait préféré aller à Paris, mais le projet est irréalisable, Il faut des visas, de l’argent…Par contre Berlin est plus proche, les Russes s’y sont établis extrêmement nombreux. En particulier écrivains, cinéastes, poètes, surtout éditeurs… On est en 1930. La République de Weimar est en pleine déliquescence, crise économique, chômage, et déjà les prémices d’une crise politique qui mène à Hitler. Un climat très lourd. Jusque là comme sources, on ne disposait que des témoignages plus ou moins apprêtés car écrits après la mort héroïque de Vildé. Sur la période berlinoise, on sait beaucoup de choses grâce aux lettres de Vildé à sa mère, qui ont été conservées. S’en dégagent deux points. D’abord la difficulté de Vildé à survivre. Il a faim, il n’a parfois pas de quoi acheter de timbres pour écrire à sa mère. Il survit, grâce à de petits boulots. Il collabore aussi à une revue russe, donne des conférences, s’essaie à un scénario de film, mais le succès littéraire n’est pas au rendez-vous. En contrepartie, il apprend bien l’allemand, Il prend part à quelques bagarres entre ouvriers et chemises brunes, mais sans trop s’y impliquer. Il se sent là de passage. Il sait qu’il lui faudra bientôt vivre sérieusement, mais il voudrait encore quelques petites années de répit, pour vagabonder, en philosophe. Mais surtout il n’abandonne pas le projet d’aller à Paris. Il obtient même un visa pour la Légion étrangère, mais laisse filer les délais. En effet entre temps, grâce à la facilité qu’il a à se faire des amis, il se trouve toujours des personnes qui l’invitent dans leur château, lui proposent un travail ou lui ouvrent des portes pour s’en sortir. C’est son charisme noté par tous. Parmi ces rencontres berlinoises, la plus importante est évidemment celle d’André Gide. On ne sait ni le lieu ni la date exacte, ce doit être 1932. Gide s’était impliqué après la première guerre dans une tentative pour réconcilier les élites intellectuelles française et allemande, il en constate l’échec face à la montée du nazisme. A l’occasion, il aide des intellectuels à y échapper. Comme Vildé lui dit qu’il veut aller à Paris, il lui offre de l’héberger dans une chambre de bonne, rue Vaneau. C’est une bonne adresse et dès lors d’autres rencontres providentielles s’enchaîneront. Mais d’abord, sur le voyage : là encore mystère sur les dates, 1932, 1933. Je pense que c’est parce qu’il est entré sans visa puis ressorti pour régulariser. Les rencontres La première rencontre c’est celle de Paul Rivet. Gide introduit Vildé chez le directeur du Musée de l’Homme. Un personnage, important par ses liens politiques, il sera l’un des premiers élus du Front Populaire. C’est aussi un grand directeur. Rivet ne peut rien dans l’immédiat pour un jeune homme sans diplômes universitaires français. Il l’encourage à reprendre ses études, mais il prend note pour l’avenir. Vildé n’a aussi aucun argent, Gide lui donne quelques costumes de bons faiseurs, et dans la colonie émigrée, on pratique l’entraide, il y a des cantines etc. pour les étudiants. En attendant, Vildé passe la plus part de son temps dans les cafés de Montparnasse avec ses semblables, la génération perdue, artistes et intellectuels russes, américains, russes, italiens…Comme il lui faut gagner de quoi vivre il enchaîne les petits boulots et passe aussi une annonce pour donner des leçons de russe. Une jeune personne reconnait l’adresse de Gide et se présente. C’est Irène Lot, la fille d’un professeur en Sorbonne, médiéviste réputé et d’une Russe qui a émigré au début du siècle, spécialiste en théologie et culture médiévale. Les jeunes gens se plaisent. Vildé est accueilli comme un fils par les Lot, le mariage a lieu en juillet 1934. Il entre ainsi dans une famille de la bourgeoisie éclairée, avec ses liens dans l’université et les relations de la famille qui l’aident à résoudre ses problèmes, en particulier pour obtenir la nationalité française, en 1936. Avec ce soutient des Lot, Vildé termine ses études à la Sorbonne et aux Langues O. Après avoir été l’un des rares à pratiquer les langues finno-ougriennes, il recevra un diplôme pour le japonais. Bien qu’il en ait fini avec la vie de bohême, Vildé continuera à fréquenter les cercles émigrés, que son épouse n’aime d’ailleurs pas. C’est par un émigré comme lui, Anatole Lewitsky, ethnologue, qu’il reprend contact avec le Musée de l’Homme, à propos d’une exposition sur les pays baltes en 1935, où il aide en expert. Dans la foulée, Vildé obtient en 1937 et 1938 deux missions successives, en Estonie où il ira embrasser sa maman, mais surtout recenser les survivances des croyances et coutumes animistes et en Finlande où il est reçu en spécialiste des langues finno-ougriennes. De ses missions, il rapporte une riche moisson d’objets pour le Musée et des accords d’échange très intéressants pour l’influence française dans ces pays. Il démontre ainsi un grand esprit d’organisation et prend des initiatives géniales. En retour, il devient membre à part entière de l’équipe du Musée. Mais nous sommes en 1939 c’est la guerre. Vildé est mobilisé, maréchal des logis, à Vincennes puis en Lorraine, il se bat courageusement, il est fait prisonnier et s’échappe de façon rocambolesque, toujours grâce à son charisme, il engage la conversation avec un officier allemand, en allemand et la continue tandis que celui-ci franchit la porte, puis prend ses jambes à son cou, ceci malgré une blessure, En juillet 40, il revient à Paris occupé par les Allemands. Il s’installe au Musée de l’Homme où il retrouve quelques semblables : Il retrouve ainsi Lewitsky, sa compagne Yvonne Oddon, la bibliothécaire, Germaine Tillon aussi. Tous comme lui qui ne se résignent pas au malheur et qui, par un mouvement spontané, veulent faire « quelque chose. Que veut dire : par un mouvement spontané ? Pas par le raisonnement, ni par le calcul, mais par un élan du cœur, un élan qui repose souvent sur un caractère préparé de longue date. On pense aux souvenirs d’enfance. Mais aussi par sentiment de justice, par esprit d’aventure sans aucun doute aussi. Soulignons que Vildé n’invoque aucune idée politique. D’autres définissent les termes du dilemme, comme Lewitsky qui deviendra son adjoint. Vildé, a son habitude, n’explique rien. Il laisse dire. Sa légende se forme. La légende. En particulier, on évoque un engagement communiste ou un passé de Komsomol. En fait, sur ce qu’on appellera le groupe du Musée de l’Homme, les renseignements sur les personnes proviennent de ceux qui ont survécu, mais dans la clandestinité on ne raconte pas sa vie. C’est le cas de Germaine Tillion ou d’Agnès Humbert qui ont largement extrapolé sur le peu qu’elles savaient. Mais Dominique Desanti est plus exacte. Par contre, sur les activités du groupe dans son fonctionnement, il y a de nombreux récits, évidemment selon les secteurs où les personnes étaient impliquées. Faire quelque chose A ces résistants de la première heure, deux tâches se sont imposées, I/Humanitaire :Aider les prisonniers démobilisés ou échappés de captivité à trouver des papiers, les militaires anglais coincés en territoire occupé. De les faire éventuellement passer vers l’Espagne, aussi des Polonais, des Juifs ou des jeunes gens voulant rejoindre les Forces françaises libres. 2/Intellectuelle : L’important est d’aider les Français à se déterminer et à ne pas perdre courage. Il s’agit de les éclairer sur la poursuite de la guerre, sur la politique de Roosevelt, des sujets oblitérés par la censure. Dire la vérité sur la collaboration du gouvernement de Vichy, sur le défaitisme du maréchal Pétain, très populaire alors. Mais pas d’appel à l’insurrection, ce sera pour plus tard, suivant la consigne préconisée par le général de Gaulle à Londres. Précisons, car et c’est important, malgré tous les efforts pour établir un lien avec le général, le contact n’aura lieu qu’après les arrestations et entre temps chez le général de Gaulle, on ne connaîtra du groupe que les activités de passeur par les personnes arrivées à Londres. A ces activités, on doit ajouter le renseignement que le groupe fait parvenir à Londres, on ne sait comment. Mais on sait que les plans de la base de Saint-Nazaire on permis de la bombarder. Ces lignes d’action ne se recoupent pas et les responsabilités ne se rejoignent qu’au sommet, dans le chef incontesté qu’est Vildé, un chef que chacun reconnaît comme tel. On retrouve son charisme et son esprit de décision .Il faut souligner la qualité des personnes qu’il arrive à réunir pour assurer la parution du Journal Résistance. Le comité éditorial rassemble Jean Cassou, conservateur du Musée d’Art moderne, Paulhan, directeur de la NRF, le directeur de cabinet de Jean Zay, Marcel Abraham. A leur côté, il y a une germaniste Alice Simmonet, l’égyptologue Christiane Desroches-Nobécourt, Simone Martin-Chauffier, des universitaires des hommes d’action. On voudrait tous les citer. Il faut lire pour une vue d’ensemble le livre d’Agnès Humbert, elle-même du musée des Arts et traditions populaires. Le premier numéro de Résistance paraît le 15 décembre 1940. En petit format, sur 6 pages d’abord, puis 4, Il y aura cinq numéros. Il est imprimé dans les sous-sols du Musée, avec le matériel qui y est disponible, encore que j’ai récemment appris que des exemplaires avaient été imprimés clandestinement à Aubervilliers. On parle de 500 ou 600 exemplaires. Il est distribué par le système des boîtes à lettre, glissé dans des poches, dans des piles de journaux. Le dernier numéro paraît après l’arrestation de Lewitsky puis de Vildé, sous la responsabilité de Brossolette et de Paulhan. Celui-ci, resté seul finira par jeter la rotative dans la Seine. Ajoutons aussi que Vildé a une ambition nationale. Il a très tôt l’idée de réunir les groupes de résistants, ceux de la zone occupée d’abord, en Bretagne et dans le Nord. Puis il part en janvier 41 en tournée dans la Zone libre, pour prendre des contacts dans le midi toulousain et en Provence. Sa visite chez Gide puis Malraux est assez pittoresque. La question se pose de savoir qui a payé tout ceci. Car il y a des frais matériels, il faut payer les déplacements et les clandestins doivent vivre. D’abord pour Vildé, on sait qu’à été 1939 il a obtenu des fonds pour une mission en qu’il Finlande, qu’il a gardés. Plus tard, il y a des donateurs. Un professeur élève de Lot, Fawtier, sacrifié régulièrement une partie de son salaire. La compagne du professeur Robert Debré, Élisabeth de La Bourdonnaye se montre également généreuse et en plus d’argent, elle prête sa maison de Dordogne comme relai aux passeurs. On peut s’interroger sur les fonds anglais, Vildé y fait croire, encore que rien ne soit certain, mais c’est très vraisemblable, des fonds de l’Intelligence Service, mais rien de la France Libre avec laquelle il n’y a pas de lien jusqu’aux arrestations. Ainsi on en arrive aux arrestations. Cette première Résistance a été qualifiée de jeu de pistes pour Boy-Scouts romanesques ou gaffeurs. C’est cruel, et injuste, mais en effet, en 1940, les seuls a bien connaître les règle de la clandestinité sont les communistes. Pour les autres, il y a certes des règles de prudence que l’on observe, le cloisonnement, l’anonymat, mais en particulier, il ya peu de filtres pour débusquer les traitres. Et au Musée de l’Homme, trop de gens peuvent surprendre l’activité de la rotative. Pas de faux papiers non plus. Évidemment, ce n’était pas une société à assurance contre le risque « Nous serons tous fusillés » avait dit Vildé à Germaine Tillion. C’est le corollaire de leur engagement. Mais au début de 1941, il a tout de même des arrestations en série. En février 1941 Lewitsky et Yvonne Oddon sont dénoncés par un collègue jaloux. Puis suivent des arrestations avec d’étranges coïncidences, mais on ne remonte pas à la source pour chercher le traitre. Averti, Vildé ne veut pas croire à un agent double. Son caractère le porte à faire confiance. En mars, le 26 mars, c’est lui qui est arrêté place Pigalle, dénoncé par ce traître. Ainsi le réseau est démantelé. Germaine Tillion regroupera les survivants, mais elle sera elle-même trahie l’été suivant. Vildé est emprisonné à Fresnes. Il ne semble pas avoir subi de violences. Dans sa cellule, il pense certes à ceux qu’il a laissés et à ses responsabilités envers eux, mais après avoir surmonté le froid, la faim et l’isolement, sa pensée s’élève, pour atteindre un niveau de transcendance et de philosophie très élevé. Il rédige ses pensées sur la justice, la liberté, l’amour, la mort. Jean-Pol Droit le classe parmi les philosophes de notre temps. Ces petits bouts de papier disparates sont un journal, il les appellera ses « feuilles de Fresnes ». Ce sont des textes admirables, édités et réédités. Sur le procès du groupe, 17 personnes, le 6 janvier 1942, que dire ? Sinon que l’attitude de Vildé a été admirable, il prend tout sur lui. Il prononce aussi en allemand une défense pour la Résistance. Au point que le président allemand du tribunal l’en félicite, mais les faits sont là, ne serait-ce que ses deux revolvers, ce qui est suffisant pour encourir la peine de mort. Le verdict du tribunal militaire tombe, Vildé et six de ses compagnons sont condamnés à mort. Les femmes seront envoyées en camp de concentration. Ravensbruck. Des appels à la clémence interviennent. Le professeur Lot alerte ses amis académiciens, membres de l’Institut, le ministre de Education nationale signe aussi. Tous soulignent les qualités du jeune savant. Son importance pour la Science. Notons aussi l’intervention du représentant de Vichy à Paris, Brinon, qui redoute qu’un verdict cruel n’aliène les milieux intellectuels qu’il espère attirer à la collaboration. Il insiste sur ses qualités du jeune ethnologue. En vain. A Berlin, on ne s’intéresse plus à la France de Vichy, le siège de Moscou a échoué, on va vers Stalingrad. Les Français n’ont qu’à bien se tenir. L’exécution a lieu le 23 février dans la clairière du Mont-Valérien, à 5 h. du soir. L’abbé Stock relate, là encore le courage et l’abnégation. Vildé et Lewitsky se portent volontaires pour le second tour, car il n’y a pas assez de poteaux.

A la Libération hommage est rendu aux Résistants du Musée de l’Homme. Une citation du général de Gaulle en 1943, les honneurs rendus au cimetière d’Ivry et une plaque apposée dans le hall du Musée. Mais au lendemain de la guerre, les résistants de la première heure sont négligés au profit d’autres icônes aux traits plus identifiables. D’abord, ce seront les hommes qui ont été en relation avec le général de Gaulle à Londres qui seront donnés en exemple Jean Moulin évidemment, Brossolette… et aussi ceux que glorifie le parti communiste, qui à la Libération revendique le plus grand nombre de martyrs résistants. Ceux de la Première Résistance sont occultés. Curieusement, les Estoniens et les Russes seront parmi les premiers à commérer la mémoire de Vildé. Les Estoniens tournent un film, créent un ballet, dans les années 1970. En Russie, un petit musée qui porte son nom a été installé dans la maison de Iastrebino où il a passé son enfance. Une journaliste russe écrit un livre sur lui dans les années 80. A Paris, on propose bien de donner le nom de Vildé à la place du Trocadéro, mais sa veuve Irène refuse le projet qu’elle juge trop ambitieux. Tout de même, il y a une rue Boris Vildé à Fontenay aux Roses, où habitaient les Lot et récemment, j’ai inauguré une rue Vildé à Aubervillers. Depuis le cercle de ses fidèles s’élargit et peut-être y en aura-t-il d’autres ? C’est ce que je souhaite. Alors, si on en a le temps, je voudrai vous lire la lettre d’Adieu de Boris Vildé à son épouse. Je saute les premières lignes où il explique qu’il lui avait caché sa condamnation à mort. Ma bien aimée, Irène chérie, [Pardonnez-moi de vous avoir trompée : quand je suis redescendu pour vous embrasser encore une fois, je savais déjà que c’était pour aujourd’hui. Pour dire la vérité je suis fier de mon mensonge : vous avez pu constater que je ne tremblais pas et que je souriais comme d’habitude. Ainsi j’entre dans la vie en souriant, comme dans une nouvelle aventure, avec quelques regrets mais sans remords ni peur.]

A vrai dire, je suis déjà tellement engagé dans le chemin de la mort que le retour à la vie me paraît de toutes façons trop difficile, sinon impossible. Ma chérie, pensez à moi comme à un vivant et non comme à un mort. Je vous ai donné tout ce que j’ai pu donner. Je suis sans crainte pour vous : un jour viendra où vous n’aurez plus besoin de moi ni de mes lettres ni de mon souvenir. Ce jour là vous m’aurez rejoint dans l’éternité, dans le vrai amour. Jusqu’à ce jour ma présence spirituelle (la seule vraie) vous accompagnera partout. Vous savez combien j’aime vos parents qui sont devenus mes parents. C’est à travers des Français comme eux que j’ai appris à connaître et à aimer la France, ma France. Que ma fin soit pour eux un orgueil plutôt qu’un chagrin.

[ J’aime beaucoup Evelyne et je suis sûr qu’elle saura vivre et travailler pour faire une France nouvelle. Je pense fraternellement à toute la famille Mahn. Tâchez d’adoucir la nouvelle de ma mort à ma mère et à ma sœur ; j’ai pensé souvent à eux (sic) et à mon enfance. Dites à tous les amis mes remerciements et mon affection.]

Il ne faut pas que notre mort soit un prétexte de haine contre l’Allemagne. J’avais agi pour la France, mais non contre les Allemands. Ils font leur devoir comme nous avons fait le notre. Qu’on rende justice à notre souvenir après la guerre, cela suffit. D’ailleurs nos camarades du musée de l’Homme ne nous oublierons pas. Ma chérie, j’admire beaucoup votre courage et j’emporte avec moi le souvenir de votre visage souriant. Tâchez de sourire lorsque vous recevrez cette lettre comme je souris moi-même en l’écrivant (je viens de me regarder dans la glace, j’y ai trouvé mon visage habituel). Il me vient à l’esprit le quatrain que j’ai composé il y a quatre semaines : Comme toujours impassible Et courageux (inutilement) Je servirai de cible Aux douze fusils allemands.

En vérité je n’ai pas beaucoup de mérite à être courageux. La mort est pour moi la réalisation du Grand Amour, l’entrée dans la vraie Réalité. Sur la terre vous en représentiez pour moi une autre possibilité. Soyez en fière. [Gardez comme dernier souvenir mon alliance : je l’embrasse avant de l’enlever.] Il est beau de mourir complètement sain et lucide, en possession de toutes ses facultés spirituelles. Assurément, c’est une fin à ma mesure qui vaut mieux que de tomber à l’improviste sur un champs de bataille ou de partir lentement rongé par une maladie. Je crois que c’est tout ce que j’avais à dire. D’ailleurs bientôt il est temps. J’ai entrevu quelques-uns de mes camarades. Ils sont bien ; cela me fait plaisir.

[Mon amour, zvierik chérie, une immense tendresse monte vers vous du fond de mon âme. Je vous sens tout près de moi. Je suis entouré de votre amour, de notre amour qui est plus fort que la mort. Ne regrettons pas le pauvre bonheur, c’est si peu de chose à côté de notre joie. Comme tout est clair ! L’éternel soleil de l’amour monte de l’abîme de la mort.]

Ma bien aimée, je suis prêt. Je vous quitte pour vous retrouver dans l’éternité. Je bénis la vie qui m’a comblé de ses présents.